Garance62
avatar 16/10/2017 @ 11:34:01
Lundi matin. Sept heures. Réveil. Nuit noire.

Au-dehors, un vent fait tourbillonner les rares feuilles que la souffleuse n’a pas encore chassées. Leur bruit sec, danse inutile sur le bitume, contre les murs, rajoute de la vacuité à ce début de journée de fin d’automne.

La ville est devenue grise, les murs humides salissent les regards des passants qui fuient vers des intérieurs éclairés, chauds.
Un pied hors du lit, le deuxième suit. Clémentine se sent chiffonnée, bousculée par le cours du temps qui va sans elle, en avance d’un pas sur sa volonté. Ses pas, lourds, la traînent jusqu’à la salle de bains.

Lumière. Le robinet à tourner. Le jet de la douche. Pause courte, essentielle.

Rester là, sous le chaud de l’eau, à l’abri de la ville, protégée des bruits à venir. Rester là, se souvenir. Comme chaque matin depuis deux ans, Clémentine ferme les yeux et tente de raviver le souvenir de ce moment unique, indescriptible. Chaque jour, le souvenir réapparait, fragile, tente de se fissurer, revient par bribes, par fils, suit le mouvement du va et vient de l’instant présent et de celui passé. Clémentine retisse chaque matin la sensation oubliée de ce moment unique où, pétrie de douleur elle a découvert cette cascade, au creux d’une clairière, alors que la marche en montagne était une douleur de chaque pas, une fuite vers un avant impensable, un souffle rauque mais indispensable pour entretenir la vie encore présente.

Personne n’avait su comment Clémentine s’en était sortie. Chacun avait vu les paupières de ses yeux s’affaisser, leur couleur s’affadir sans que quiconque n’ose mettre les mots de trop sur ses silences trop lourds. Chacun l’avait accompagnée, l’un d’une pression du bras lors de promenades silencieuses, l’autre d’un plat partagé, l’autre encore de fleurs déposées sur le pas de sa porte, sans toquer à la porte, à pas feutrés en traversant le jardin un peu fouillis, oublié par les mains de Clémentine qui n’en trouvait plus le chemin.

Personne n’avait su, tout le monde avait été là. Clémentine l’avait senti. Leur présence distante. Pas à pas elle avait choisi, contre sa force désertée, de garder l’espoir. Choisir. S’y tenir. Non pas contre mais pour, pour demain, pour trouver les secondes, les minutes et qui sait les heures. Croire à une possible insouciance. Pas à un oubli. L’oubli n’existe que pour ce qui n’a pas été vécu. En merveilleux ou en terrible. L’oubli n’est là que pour ce qui n’a pas compté. En blanc lumineux ou en noir d’encre. Le souvenir n’est là que pour ce qui a été intense, quelle qu’en soit la couleur.

Clémentine reste sous l’eau. Par la porte entrouverte les bruits que font Pierre lui parviennent. Pierre sait ou tout au moins a deviné l’immersion douce dont Clémentine a besoin, chaque matin, immersion dans une eau chaude, dans une longue coulée avant d’apparaitre et de poser ses yeux sur lui, avec un sourire un peu forcé mais un sourire présent.

Pierre ne pouvait rien, n’avait rien pu, ne pourrait rien. Seul, l’espérait-il, sa présence à ses côtés, chaque jour. Rien que ça. Pour attendre que la couleur des yeux de Clémentine retrouvent un peu de leur éclat. Etre là, présent, impuissant mais présent. Pierre tenait la main de Clémentine. Chaque jour. Immanquablement. Présence, amour. Amour, présence.

Le jet de la douche s’arrête. Clémentine se saisit de la serviette et s’apprête à se sécher. Mais sa main stoppe son mouvement. Interdite. Sous sa peau les gouttelettes luisent, attendent leur fin plus ou moins proche sans sourciller, indifférentes au regard appuyé de Clémentine sur elles.
L’instant d’avant. L’instant d’après. Les pensées de Clémentine se bousculent. Les gouttelettes de la cascade se sont enfuies et pourtant elles prennent toute leur place dans les pensées de Clémentine. Elles se sont enfuies mais elles sont pourtant si vivantes, elles ont disparues mais elles sont si présentes.

L’eau avait coulé, le temps était passé, l’eau de la cascade s’était évaporée, le temps s’était condensé, l’eau s’était agglomérée dans les nuages, le temps s’était épaissi dans les mémoires puis l’eau était revenue soulager le sec de la terre, le sec du temps de la douleur, l’eau coulait, elle était la même que celle d’autrefois, que celle de la cascade. Tout passait, seul le souvenir restait.

Clémentine se regarda dans la glace, les premiers stigmates de son âge apparaissaient. Elle se força à se sourire.

Le café fumait dans les deux bols quand Clémentine arriva dans la cuisine. Pierre la regarda, comme tous les matins, lui sourit, comme tous les matins. Pierre avait besoin d’être aimé par Clémentine mais ne le lui disait pas. Il attendait. Qu’elle puisse donner. Qu’elle puisse l’aimer. Pour elle, pour lui, pour eux. Pierre parla du temps. Clémentine laissa couler ses larmes, longuement. Le café pleurait avec elle. Pierre avait approché la boite de mouchoirs. Sans un mot. Juste avec son regard qui ne la quittait pas.

Evaetjean
avatar 16/10/2017 @ 14:59:23
Texte poignant qui relate très bien le pivot de l'instant où tout change. Cet avant et cet après quand survient le basculement de l'un à l'autre.

Le sujet est lourd et le ressenti est bien là.

Merci pour ce très beau texte Garance

Lobe
avatar 16/10/2017 @ 17:04:26
Oh. Que ce texte me parle. Parce que j’ai une amie qui s’appelle ainsi, et qui tandis que tous, étudiants insouciants, partions en stage, est partie en chimiothérapie. La durée était identique, mais la dureté… Je me demande ce que sera son souvenir de cette période. Ton texte aide à appréhender, à quel point c’est dur de remettre pied dans la nouvelle réalité de la vieille réalité. Ni tout à fait la même, ni tout à fait une autre…


Pieronnelle

avatar 16/10/2017 @ 18:00:00
Vraiment beau Clamence et quel plaisir de te retrouver ici...
On ne peut se rendre compte à quel point il est dur de ...sortir d'un état que personne d'autre ne peut comprendre ; cet état pourtant tu le décris avec une remarquable empathie ; le souvenir insaisissable, le rôle de l'eau sur la peau, la lenteur, lourdeur des gestes...le dernier paragraphe est superbe et l'espoir réussit à passer !
Merci Garance, reviens vite...

Martin1

avatar 17/10/2017 @ 18:19:22
Un texte touchant, et j'aime particulièrement la relation entre les deux personnages qui reste dans une grande douceur.
C'est à moi d'en écrire la suite ;-)

Marvic

avatar 20/10/2017 @ 10:06:46
Très touchée d'abord par la beauté de l'écriture.
Un texte superbe, tout en retenue, en douleur tue, en soutiens discrets, en détails efficaces.
Et d'une justesse remarquable pour moi qui n'ai pas pensé à la maladie en lisant ton texte.

Nathafi
avatar 21/10/2017 @ 10:38:43

Un texte qui résonne en moi comme un écho...
Un combat lourd, pour lequel on est seul, malgré les proches qui veillent et qui espèrent, d'une importance capitale, quoiqu'on en pense, dans ce genre de moment.
Et puis les souvenirs, les bons qu'on a tendance à embellir pour oublier la laideur du reste.
Merci Garance.

Tistou 23/10/2017 @ 11:32:15
Garance retrouvée. On pense à "Maximilien ou la vie est si douce" qui nous avait tenu en haleine en ... 2009 ! (2009 déjà). Même tonalité, à la fois tendre, nostalgique et mettant la possibilité d'un drame en mode caché. Une tonalité Garance quoi ...
Et les mêmes gouttes d'eau sur la peau, comme dans le texte de Lobe que je viens tout juste de commenter. Gouttes d'eau ici qui sont réminiscence d'une cascade qui constituait le souvenir d'un petit exploit ... L'eau, qui lave, qui peut exprimer le chagrin, qui donne la vie, la permet ...

"Clémentine se sent chiffonnée, bousculée par le cours du temps qui va sans elle, en avance d’un pas sur sa volonté."
C'est terriblement vrai ça, comme sensation, le cours du temps en avance d'un pas sur notre vie. C'est tellement vrai qu'en vieillissant on prend du retard à l'allumage et qu'on laisse la vie prendre un temps d'avance ...

Garance, tu le sais, tu fais partie des belles surprises des Céliens revenus pour cet exo. Eh oui, même avec un temps d'avance la vie peut réserver de belles surprises. Il faut le dire à Clémentine ...

Alors Garance toi tu continues ... "Rebondir", de Guigomas. Ca pourrait bien être réjouissant ...
Et c'est Martin1 qui s'y colle pour la suite de "Tout ce qui compte". on va dire "réjouissant" aussi ?

Frunny
avatar 12/11/2017 @ 21:28:48
En effet, belle écriture.
L'eau de la douche pour laver un souvenir douloureux.
Mais les souvenirs ne s'effacent pas, ne se lavent pas. On ne peut pas les "passer à la machine".
Encore merci Garance.

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