Steven L. Kaplan par Jules, le 21 février 2001

Steve Kaplan est né en à New York City en 1943. Depuis 1990, il est professeur d’histoire européenne à la Cornell University et professeur associé auprès d'un grand nombre d'universités.

Pourquoi un livre sur les corporations en France ?
C'est en effet une question que l'on est en droit de se poser. Il est vrai que beaucoup d'historiens écrivent sur les grands personnages de l'histoire, les guerres, les rapports entre le pouvoir et le peuple, etc. L'histoire, c'est aussi le quotidien des gens. Or ce quotidien, c'est le travail. Il faut se souvenir que les gens travaillaient six jours semaine à raison de 12 à 14 heures par jour !… Il me semble alors que ce sujet acquiert tout son intérêt. Il est aussi important de savoir que le dimanche était le jour craint par le pouvoir : le peuple ne travaillant pas, il aurait pu comploter ou se révolter. La messe était censée l’occuper mais, face à l'église, il y avait bien souvent le café. La boisson peut porter aux excès. Il est amusant de constater que dès le quinzième siècle, on voit le peuple sortir en masse de Paris, ou d’autres grosses villes. Il va prendre l'air, mais aussi boire à meilleur compte. Les boissons non-entrées dans la ville n'avaient pas dû payer la taxe : le verre était donc bien moins cher qu'à l'intérieur des murs !

La loi Le Chapellier a supprimé les corporations en 1791. Il faut donc croire qu’il y avait une raison et une demande pour cela de la part des personnes concernées. C’était le cas ?
Indiscutablement oui ! La contestation était assez grande au sein des corporations. Beaucoup de personnes les ressentaient comme une contrainte, une limitation de la concurrence, un moyen de favoriser une certaine élite. Comme toujours, il y a là du vrai et du faux. Il arrivait en effet que les grands maîtres pratiquassent un certain népotisme, mais il faut aussi constater que, dans certains cas, 60 % des membres étaient de nouvelles personnes. Cela variait suivant les métiers et les régions. On peut dire qu'à Lyon, les corporations étaient plus démocratiques qu’à Paris. C'était encore bien plus vrai dans les plus petites villes. De toute façon, la concurrence existait toujours et était bien souvent exercée par des petits patrons qui étaient dans les faubourgs et non-membres de la corporation. Certains gros marchands ne se gênaient pas pour quand même travailler avec eux pour une sous-traitance de grosses commandes. L'opposition entre eux n’en disparaissait pas pour autant.

Parfois, il était très difficile aux compagnons de devenir maître. Dès lors, une réelle opposition existait au sein de la corporation entre ceux-ci et les maîtres. Il faut savoir que le maître avait toujours le droit de s'adresser au roi, ce qui n'était pas le cas pour les compagnons.

Comment définiriez-vous le rôle des corporations jusqu'à la fin du dix-huitième siècle ?
Définir revient à globaliser, mais on pourrait dire en gros que la corporation est un réel relais entre le roi et le corps social et économique. Le roi se sert des corporations pour des impôts ou taxes, mais elles sont parfois aussi un réel prolongement de la police. Il est cependant important d'insister sur le problème de l'approvisionnement. Le pouvoir a peur des famines et des ruptures d’approvisionnement. Pour les éviter, le pouvoir s'adresse aux corporations. Il arrivait aussi que, si le prix du pain montait, le pouvoir, inquiet, s'arrangeait avec la corporation des boulangers pour le maintenir moyennant le versement de subsides. Vous voyez ainsi que ces corporations avaient une réelle utilité au sein du contexte économique et social, tant pour le pouvoir que pour le peuple.

La corporation ne tente-t-elle pas parfois de limiter la concurrence, de bloquer l'accès à la profession ?
Oui, cela pouvait arriver. Par exemple, il y a eut des grondements parmi les compagnons parce que la corporation allongeait la durée du compagnonnage ou exigeait des travaux d’accès à la maîtrise par trop compliqués. De nouveau, tout était loin d'être parfait, ce n’était souvent pas une démocratie, mais il lui arrivait aussi de jouer un véritable rôle d’entraide. Comme pour la veuve en difficulté d’un ancien membre. Et puis, on constate en pratique que la disparition des corporations va créer d’autres problèmes, ce qui fera qu'on va les restaurer vers 1850 sous une forme un peu différente.

L’église voyait dans les corporations une voie moyenne entre le libéralisme pur et dur et le socialisme d’état. Cela n'a cependant pas réussi, car cette structure représentait par trop le passé. L'esprit des Lumières était passé par là. Il faut admettre que " les Lumières " était une vue philosophique des choses et, qu'appliqué à l’économie, cela n'a pas toujours été l’idéal.

Pourquoi ?
Une fois l'esprit des Lumières diffusé, l’idée devint que chaque personne était égale et libre. Cela a fait que les compagnons ont considéré qu’ils n’avaient pas à respecter de vieilles règles qui les freinaient, et qu'ils avaient autant de droits que les maîtres. La réalité ne s'est pas toujours pliée à cette idée. La liberté de chacun ne correspond pas toujours non plus à l'intérêt général. Cette liberté ne peut fonctionner qu'à l'intérieur d'un réel tissu social et dans la mesure où l'ensemble des citoyens adhèrent à un modèle global de société commun. Les corporations disparues, une sorte de tampon a manqué entre les différentes catégories sociales. Cela a fini par créer un autre type d’abus. Il convient de ne pas oublier non plus un des rôles de la corporation qui était de défendre une certaine qualité des produits et parfois un prix.

Remplissaient-elles réellement ce rôle de garantie de qualité ?
Oui, mais parfois avec certaines nuances. De petits abus, tels que de légers mélanges de farines, pouvaient passer. Il ne fallait cependant pas aller trop loin. La corporation était réellement désireuse d’intervenir pour conserver son prestige mais elle hésitait à s’adresser au pouvoir si nécessaire. En effet, le seul moyen de contraindre quelqu'un était de porter plainte auprès des autorités et d’obtenir son intervention contre le délinquant. La corporation craignait cette intrusion de l'autorité dans ses affaires. Elle avait peur que celle-ci n’en profite pour pénétrer plus avant et plus durablement dans ses affaires. Il est intéressant de noter que de tels jugements se terminaient souvent par la formule " sans tirer à conséquence ". Ceci était censé limiter l’intervention du pouvoir à un cas d'espèce. La corporation n’allait donc vers le pouvoir que si le comportement du contrevenant devenait excessif.

Vous avez fait état de cas où ce sont les compagnons qui ont appelé le pouvoir à l’aide contre leur corporation.
Oui, cela est apparu de temps à autre à partir du XVe siècle. Les compagnons considéraient parfois que les finances de la corporation étaient trop souvent utilisées à des fêtes somptueuses ou à des dépenses qui ne profitaient, de façon flagrante, qu'à certains. L'esprit qui régnait parfois au sein de certaines corporations était par trop antidémocratique. Par exemple les compagnons se voyaient interdire l’accès de la même église que les maîtres. Mais cela n'était que des cas particuliers. Comme je vous le disais au début de notre entretien, beaucoup de corporations en province étaient plutôt démocratiques et on allait jusqu'à les appeler des républiques. Le pouvoir, tenant au rôle des corporations, tentait alors de régler ces affaires. Il est aussi arrivé que des compagnons aient demandé au pouvoir que ce soient des magistrats qui désignent certains de leurs dirigeants plutôt qu'ils ne soient élus par les membres. Le népotisme semblait régner en leur sein. Le pouvoir s'est cependant montré réticent à accepter leur demande. Cela aurait pu mettre l’ensemble du système en danger. De nouveau, nous parlons ici de cas particuliers et non d'une règle.

Dans l’ensemble vous jugez que les corporations ont réellement eut un rôle bénéfique ?
Oui, dans la mesure où elles étaient vraiment un relais entre les différentes chaînes de la vie économique et sociale. Elles étaient un élément régulateur. Quoi que nous puissions en dire, dans l'ensemble elles permettaient un dialogue entre les partenaires sociaux. La preuve en est que, disparues, on a pu constater un vide qui a compliqué les choses. Le libéralisme total ne s'est pas toujours montré la solution idéale.

Ce livre est vraiment très intéressant pour quelqu’un qui veut approfondir le sujet, ou pour un historien. Comme m’a dit Steve Kaplan, " Il est vrai qu'il ne se lit pas sur la plage. " Il a aussi une grande qualité : à chaque début de chapitre, l’auteur énonce les grandes lignes de ce qu’il va aborder, et en fin de chapitre, il fait une sorte de résumé. Ne croyez surtout pas que ce livre ne concerne pas notre société actuelle !. Vous y trouverez pas mal de choses qui vous feront penser à des situations d'aujourd'hui.


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