Antony Beevor par Jules, le 26 octobre 2002

Ancien élève de Sandhurst, le Saint-Cyr britannique, Antony Beevor fut officier de carrière avant de devenir historien et romancier.

Votre livre est vraiment très intéressant et même passionnantÊ! Bien sûr il y a d'abord les plus que nombreux viols collectifs commis par l'armée soviétique, les assassinats d'hommes, de femmes et même d'enfants allemands. Mais voyons d’abord le politique.Staline, Roosevelt et ChurchillÊ: il y a vraiment beaucoup à en dire…

Oui, ces trois hommes étaient vraiment très différents et poursuivaient des buts très éloignésÊ! Roosevelt était le plus faible, caractériellement parlant, mais surtout physiquement. Mais il me semble fondamental d'insister sur un énorme malentendu entre Staline et Churchill. Staline était obsédé par l’invasion qu’il avait subie et entendait très clairement faire d’une Pologne totalement contrôlée par lui, le rempart éventuel à une nouvelle éventuelle invasion de son territoire. A de très nombreuses reprises il avait donné des signaux clairs en ce sens à ses alliés. Alors que, pour Churchill, la question polonaise était aussi au centre du problème. Churchill croyait avoir gagné sur ce point et quand Staline n'a pas lâché le morceau, il s’est rebiffé. Estimant avoir été très clair, Staline, en toute bonne foi, a estimé que Churchill lui ne l'était vraiment pas !… Churchill était un homme très émotionnel par moment, puis il avait son parlement derrière lui et de nouvelles élections au lendemain de la guerre. Le climat a donc été des plus tendu entre eux !

Staline, quant à lui, est certain d'avoir mis Roosevelt dans sa pocheÊ…

Tout à fait, et ce n'est d'ailleurs pas fauxÊ! Il est quand même sidérant d’entendre Roosevelt annoncer à Staline, devant Churchill, qu’en tout état de cause, l'Amérique rapatriera ses troupes au plus tard dans les deux ans après la fin de la guerre. Et cela sans en avoir averti Churchill !…

Qu'est ce qui explique cela ?

Cela s’explique par le fait que, pour l'Amérique, l'Europe n’a pas une bien grande importance. C’était comme cela. Les Américains ne percevaient absolument pas la très grande fragilité de l'Europe face au communisme. Il faudra attendre l'hiver 45 et l'année 46 pour qu’ils se rendent compte à quel point les mouvements communistes étaient importants en Grèce, en Italie et en France. L'autre raison est que les Américains, comme les Anglais, étaient parfaitement conscients des gigantesques pertes subies par l’Armée Rouge et que dès lors ils ont inconsciemment subi l’influence de Staline, estimant qu’il méritait des dédommagements. Vous savez, en Angleterre, on insistait aux nouvelles sur l’énormité des pertes humaines soviétiquesÊ! Staline se méfiait cependant des Américains et cela lui fera faire des erreurs, comme en Iran et en Autriche. Dès lors, la tension va monter et tourner en " guerre froide ". C'est à partir de là que l’Amérique a pris conscience du rôle qu’elle devait jouer en Europe. La mort de Roosevelt et l'arrivée au pouvoir de Truman va aussi fortement aider à cela.

Deux grands dictateurs sont face à face. De votre livre il ressort que Staline laissait cependant plus de libertés à ses généraux qu'Hitler.

C’est tout à fait vrai. La grande différence est que Staline savait très bien écouter. Il les a donc bien souvent laissés faire pour autant qu'ils se soumettaient à ses objectif politiques, comme pour la prise de Berlin, que Staline voulait à n'importe quel prix. Mais il n’empêche que ses généraux étaient étroitement surveillés par des officiers politiques qui se retrouvaient à tous les niveaux. Certains d’entre eux avaient été sortis des goulags parce qu’il s'est rendu compte qu'il avait besoin d'eux, mais cela ne l'a pas empêché de leur dire que le dossier n'était pas clôturé et qu'il ne s'agissait pas pour eux de l’oublier ! Même Joukov était sous étroite surveillance par le NKVD ! Staline, tout en les laissant faire, entendait bien être, aux yeux du peuple, le véritable vainqueur de la guerre. Il ne fallait donc pas que ses généraux fassent trop parler d'eux. Quant à Hitler, ses erreurs stratégiques ne se comptent plusÊ! Mais ces deux chefs avaient la même devise : chaque combattant qui se rendait était un lâche et méritait d’être fusilléÊ! D'ailleurs les prisonniers soviétiques libérés des camps allemands seront directement conduits au goulag. Staline estimait qu'ils ne valaient pas mieux et que, outre le fait d'avoir été des lâches, ils avaient été contaminés par les idées occidentales. Ses officiers politiques lui signalaient d'ailleurs qu'il y avait déjà un gros problème au sein de l'Armée RougeÊ: les officiers et soldats qui avaient occupé l'Allemagne avaient découvert à quel point le niveau de vie des Allemands était supérieur au leur en Russie soviétique !

J’ai été sidéré par les luttes intestines au sein des hautes autorités nazies alors que tout s'effondrait ! Comment des hommes comme Himmler, Bormann et d'autres ont pu croire qu'ils avaient un avenirÊ?

Oui, cela est vraiment étonnant ! Himmler a tenté de négocier en direct avec les Américains, Bormann magouillait pour arriver à se placer dans un " futur gouvernementÊ" de Donitz désigné par Hitler pour assumer "Êl'après luiÊ". Mais ces gens étaient complètement aveugles ! Ils étaient pourtant bien placés pour connaître l’étendue de leurs crimes contre les Russes, les autres alliés, les Juifs et même leur propre peupleÊ!. Ils sont inconscients !… On a souvent tendance à considérer le régime nazi comme un régime efficace, mais il était tout le contraireÊ! Ce n’était jamais qu’une bande d’illuminés, d'opportunistes et d’assassins… Ce n’était pas un régime efficace car seulement composé de gens qui ne pensaient qu'à eux. A commencer par Hitler lui-même. Celui-ci a toujours déclaré que l'Allemagne n'aurait aucun avenir sans lui, après luiÊ! Il était évident, à ses yeux, que si l’Allemagne perdait la guerre cela ne pouvait être que parce qu’elle était composée de lâches, de traîtres, de gens qui ne valaient rien.

Mais il est n'est pas le seul à avoir la palme de l'inefficacité ! Staline et les Russes ne valent pas beaucoup mieux.

Anthony Beevor : Il est vrai que Staline n’a jamais fait attention à ses soldats, comme un Eisenhower l'a fait. Il ne s'occupait pas du nombre de morts que ses ordres pouvaient supposer. Ce problème lui était tout à fait étrangerÊ! Mais le régime a été tout aussi inefficace dans des domaines où Staline avait pourtant donné des ordres clairs. Il entendait bien piller les pays qu’il occupait et, surtout, s'emparer des usines allemandes. Il avait donné des ordres pour qu’on les démonte et qu'on ramène tout en Russie. Or, cela n’a pratiquement rien donné en pratique ! Beaucoup d'usines ont tout simplement été détruites par les soldats, d'autres ont été démontées mais les machines sont restées à rouiller sur place. Enfin, pour beaucoup de matériel envoyé en Russie, ils n’ont jamais su en faire grand chose, faute de pièces de rechange !…

Il est un fait que l’Allemand est un soldat discipliné et qui se bat bien et on a cru qu’il se battrait d'autant mieux pour défendre son propre territoire…

Cela a été vrai quand ils combattaient contre les Russes, car ils savaient ce qu'ils risquaient s’ils étaient faits prisonniers ! Par contre, nombreux ont été ceux qui ont préféré se rendre quand ils combattaient contre les Américains, les Anglais ou les Français. Vous aurez pu voir que ceux qui se sont battu avec le plus d’acharnement, ce sont ceux qui n’avaient plus rien à perdre, comme les SS belges, français ou autres. Les SS aussi évidemmentÊ! Et dire que les Russes n’ont découvert qu'après plus de six mois que tous les SS avaient leur groupe sanguin tatoué sur le brasÊ! Ils en ont laissé échapper beaucoupÊ!. Cette armée semblait évidemment très disciplinée par rapport aux Russes. En effet, le soldat russe s'est bien battu, mais en dehors de cela il était intenable dès qu’il trouvait de l'alcool ! Même quand Staline et Béria ont voulu faire cesser les viols et les tueries de l'armée rouge, ils n’y sont arrivés que très tardÊ! Oui, la discipline allemande à vraiment sidéré les Russes. En effet, ils s’étaient attendus à des combats de partisans sans fin sur le territoire allemand. Il n’en a jamais été le casÊ: ils s'étaient rendus, c'était fini ! Mais même les civils étaient sidérants de disciplineÊ: à peine leurs villes un peu déblayées, et ils retournaient spontanément à leur travail si l'usine ou l’atelier était en état de travailler !…

Vous avez pu accéder facilement aux archives russesÊ?

Au début de mes recherches cela n’a pas été trop difficile, mais plus tard, cela le devint. En effet, j’ai découvert que même le nouveau régime tient à garder l'image du grand Staline de la guerre et surtout celle de la glorieuse Armée Rouge qui a mené un merveilleux combat et a consenti de gigantesques sacrifices humains en faveur de la lutte contre l'horreur qu’était le régime nazi. Même quand j'ai parlé avec des personnes bien informées, qui avaient vécu des choses sur le terrain, le mental était le même. Pas question d'avouer les viols collectifs et le reste. Evidemment je parle davantage des Russes dans mon livre puisque je parle de la Chute de Berlin et que ce sont eux qui ont libéré cette ville. D’autres choses se sont aussi passées dans les territoires libérés par d'autres que les Russes, mais en tout cas cela n’a jamais été aussi systématique !


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