Joîl Kotek par Jules, le 9 février 2001

Joîl Kotek est professeur d'Histoire à l’Université Libre de Bruxelles. Auteur d’" Insurrection du Ghetto de Varsovie " et traducteur en français de l’" Atlas de la Shoah ", il est co-auteur, avec Pierre Rigoulot, du livre " Le Siècle des camps ", paru en décembre 2000 aux éditions Jean-Claude Lattès.

Pourrions-nous considérer qu’une nouvelle apparition de camps en Europe serait devenue impossible de par les règles en vigueur au sein de la Communauté européenne ?
Il faut nuancer la réponse. Il va sans dire que système concentrationnaire et démocratie ne font pas bon ménage. Le camp fut l’instrument de prédilection des régimes totalitaires du XXe siècle. Ici (nazisme) comme là (stalinisme, maoïsme), il fonctionna tout à la fois comme moyen de purger et de terroriser la société. C'est au nom de la logique d’une seule idée, tantôt la race, tantôt la classe, qu'on y emprisonna des centaines de milliers de détenus. On comprend dès lors en quoi un tel outil n'a pas de raison d'être dans un régime démocratique, hors guerre coloniale s'entend. Là aussi, tout fut permis.

Donc, pour répondre à votre question : l'idée d’une possible résurgence des camps ne me paraît pas possible dans un quelconque pays de l'Union Européenne. Nous avons vu les réactions des autorités et des gouvernements européens suite aux dernières élections en Autriche. Une extrême vigilance a été de mise, alors que le régime démocratique était toujours en place. On peut vraiment considérer que l’Union européenne est un garde-fou pour la démocratie. Le risque d’une exclusion de l'entité européenne devrait jouer comme une garantie des libertés démocratiques au sein des différents pays de la communauté. En sa périphérie, là, tout est possible. Songeons à la Russie de Putine. Il n'y a pas dix ans, des camps avaient été ouverts en Bosnie…

Dans votre livre, vous dites que les idéologies sont, en grande partie, responsables des camps du XXe siècle. Il est un fait qu’elles ont disparu, et l’on assiste à un désintérêt de beaucoup de citoyens pour la politique. Le nombre des abstentions est énorme, même lors d’élections importantes. Ce désintérêt ne pourrait-il pas être aussi dangereux pour la démocratie que ne l'étaient les idéologies ?
Il est exact que ce désintérêt est regrettable. À ce propos, on ne peut qu’espérer que les événements ubuesques que nous venons de vivre aux états-Unis poussent les citoyens, aux états-Unis comme en Europe occidentale, à revoir leur attitude vis-à-vis du vote. Chaque vote compte !

Reste qu'au-delà de l’évident désintérêt pour le politique, il y a des raisons d'être optimiste. Les citoyens sont, dans leur écrasante majorité, très fortement attachés aux Droits de l’Homme. Cet attachement est manifeste. L’opinion publique joue un rôle de plus en plus marquant à l'intérieur de nos sociétés tout comme vers l'extérieur. Comment comprendre autrement le nouveau concept de droit d'ingérence ? Les populations soutiennent les interventions humanitaires engagées par leurs gouvernements respectifs.

Vous semblez donc plutôt optimiste, à ce sujet, pour le futur ?
Oui et non. Si d’un côté, on assiste à un évident dépérissement de la logique concentrationnaire (il y a de moins de moins de camps), de l’autre, force est de constater que d’autres pratiques tout aussi criminelles n’ont pas régressé. Loin s'en faut. Songeons au génocide (Rwanda 1994), aux épurations ethniques, aux massacres de populations civiles (Libéria, Tchéchénie 2000), etc. Mon optimisme réside précisément dans cette idée de droit d’ingérence.

En ce qui concerne les camps allemands, j’ai découvert, à mon grand étonnement, une impressionnante liste de camps ouverts en Allemagne dès 1933, dans les mois qui ont suivi l’accession d’Hitler au pouvoir. Peut-on encore dire alors que le peuple allemand n’était pas au courant ?
Bien sûr que les Allemands étaient au courant mais pour Hitler, ils étaient prêts à fermer les yeux. L’Allemagne avait été humiliée au-delà du tolérable après sa défaire de 1918. La pauvreté était grande et le tissu social bien chancelant. Ils attendaient un " sauveur ". Ils crurent le trouver en la personne d'Adolf Hitler, un personnage certes " fou " mais surtout charismatique. Par amour du Führer, une majorité d’Allemands choisit de ne rien voir. Une minorité paya son opposition d’un séjour au camp et ce, dès mars 1933. A sa décharge, il faut bien reconnaître que le peuple allemand ne pouvait s’imaginer jusqu'où Hitler allait aller. Je voudrais encore insister sur le fait que Hitler n’est arrivé au pouvoir qu'avec environ 35 % des voix. C'est la compromission des partis conservateurs qui l'amèneront au pouvoir par le biais d'une coalition. L’engrenage était en route.

Qui votait surtout pour cette extrême droite ?
Au départ, la petite bourgeoisie allemande, surtout dans les terres catholiques, notamment en Bavière, autour de Munich. Hitler lui-même était issu d'un milieu catholique. Mais, par la suite, la véritable percée nazie s'est faite dans les états protestants. Le Zentrum catholique est le seul parti de droite à avoir conservé une grande partie de son électorat. A ce sujet, il est intéressant de rappeler que Luther, à l'origine philosémite, vira très rapidement et par dépit dans un très violent antisémitisme. Il avait espéré convertir les Juifs à ses idées et son échec l'avait profondément blessé.

Nous voyons également que les premiers camps sont surtout installés en Prusse. Quelle en est la raison ?
Dès février 1933, des camps s'ouvrirent dans toute l’Allemagne, mais dans une plus forte proportion en Prusse. C’est tout simplement parce que Goering dirigeait cet Etat fédéré. Il avait connu les camps en Afrique du Sud, du temps de la guerre des Boers, et il les crée très vite en Prusse avec pour volonté première d’éliminer les communistes, syndicalistes, etc. Il fonde aussi la Gestapo et entend devenir le grand maître des camps en Allemagne, mais il finira par être devancé par Himmler et ses SS. Le but de ces camps est d'isoler des populations considérées comme dangereuses pour le régime. Vont dans les camps des gens qui ne peuvent être légalement condamnés par la justice. La prison précède ou suit un jugement. Ici, il n'y a aucun jugement, donc la prison ne s'applique pas. La Gestapo arrête des personnes et les transporte donc dans un camp de concentration pour les isoler, mais ils ne sont légalement coupables de rien. Le temps de l’internement peut être variable, mais n'est pas connu par le détenu. J’insiste bien sûr le fait qu’il s'agit de camps de concentration. Ces camps sont typiques des régimes totalitaires. Ils ont un quadruple objectif : l'avilissement, la rééducation, le travail et l'élimination. Le goulag soviétique relève de la même logique.

Il y a donc différents types de camps ?
Exactement. Les camps de concentrations sont tout à fait différents des camps dits d'internement, qui n’ont pour seule fonction que d’isoler temporairement des individus dangereux, comme des ressortissants d’un pays ennemi.

Prenons le cas des états-Unis durant la Seconde Guerre mondiale et ses camps qu'il ouvrit pour les Japonais et/ou Américains d’origine japonaise. Aux camps de concentrations types du nazisme et du stalinisme, et aux camps d'internement s'ajoutent encore les centres d'extermination qui, eux, ont pour seul objectif d’exterminer par mort rapide. Rien n'y est prévu pour que le détenu reste en vie, il n'y a pas de quoi le nourrir, ni l’héberger. Quatre camps seront de ce type : Belzec, Chelmno, Sobibor, Treblinka.

Deux camps seront du type " mixte " comme Auschwitz-Birkenau et Majdanek. Il n’existe que ces trois types de camps et il faut bien admettre que seule l'Allemagne nazie a fait des centres d’extermination. Ils n'avaient jamais existé avant et n’existeront plus après. Dans les camps de concentration, goulag ou autres, la vie était des plus dures et l'élimination se faisait par le travail, la fatigue, le manque de nourriture, l'épuisement et les mauvais traitements. Mais cela n’avait rien à voir avec l'élimination systématique et quasi immédiate.

Quelle était l’organisation pratiquée pour la gestion de ces camps ?
Dans les camps nazis, les populations étaient divisées suivant les raisons de leur présence. Elles étaient reconnaissables par un triangle de couleur différente sur la manche. Il y avait des droits communs, des juifs, des communistes, des témoins de Jéhovas, des Tziganes, des politiques. Le haut commandement des camps est tenu par la SS, mais ils ne sont guère nombreux pour ce faire. Le gros de l'organisation est confié à des … détenus, le plus souvent des détenus de droit commun allemands. Ces auxiliaires de la SS (kapos, etc.) sont dans la plupart des cas des déclassés sociaux familiers de la matraque et du revolver. Ils seront dressés pour ce travail et leurs complexes d’infériorité naturels, leur haine de la société et des intellectuels les rendra très efficaces et particulièrement durs.

On ne peut pas dire que les populations de nos pays se sont montrées très actives pour tenter de protéger les juifs ou de bloquer des convois qui les transportaient vers les camps. Quelle en serait l'explication ?
Cela peut varier d’un pays à l’autre, mais, en général, c'est plutôt exact. Il existe trois explications dont la première est bien sûr le régime de terreur imposé par l’occupant. Une seconde serait de dire que, dans beaucoup de cas, les populations juives installées chez nous l’étaient depuis peu de temps. En Belgique, seuls 4 % des 60.000 Juifs étaient Belges. Les Allemands surent jouer sur un certain sentiment sinon de xénophobie, en tout cas d’indifférence. Il faut savoir enfin que la Résistance n'a jamais considéré le sauvetage des Juifs comme prioritaire. Les instructions de Londres comme des réseaux aux ordres de Moscou étaient claires à cet égard. Il y a cependant des différences à noter entre les pays et même entre certaines régions. En Belgique par exemple. Ainsi, le bourgmestre de Bruxelles refusa-t-il de prêter sa police aux Allemands pour faire des rafles de Juifs, mais pas celui d’Anvers. Ce genre de cas se retrouve fréquemment.

J'aurais pu encore discuter des heures avec Monsieur Kotek, tant c’était passionnant, mais il me fallait bien mettre un terme à cet entretien compte tenu du fait qu’il m'aurait été impossible de tout vous transmettre. Le livre est vraiment des plus intéressants, et très complet, et je ne peux que pousser ceux que ce sujet pourrait intéresser à le lire. Il en vaut vraiment la peine !


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