Yvon Toussaint par Arsenic, le 27 janvier 2002

Né à Bruxelles en 1933, journaliste, grand reporter et écrivain (notamment d'une biographie de la dynastie Empain), il a été directeur et rédacteur en chef du " Soir " jusqu'en 1989.

Votre idée de départ était d’écrire sur les voyageurs sillonnant l’Europe entre le Xe et le XXe siècle. Vous avez renoncé parce que le projet était trop vaste ?

Oui, c'est ça. J'avais dans l'idée de sélectionner une douzaine de personnages ayant vécu dans des endroits et des époques différentes. Mais c'était un projet beaucoup trop ambitieux, irréalisable. Et puis, j'ai découvert Aleandro, personnage des plus intéressants, mais méconnu. Et sa relation avec Erasme, relation d'amitié, mais de haine aussi, voire d'amour, avait quelque chose de très attirant. Dans la toute dernière lettre qu'Erasme a écrite, il parle encore d'Aleandro, c'est dire tout le rôle que ce dernier aura joué dans la vie de l'humaniste.

Pourquoi articuler votre roman autour d’Aleandro plutôt qu’autour d’Erasme ? Parce qu’il était moins connu ?

Il y a déjà tellement de livres sur Erasme…

Qu’est-ce qui vous a attiré chez Aleandro ? Pourquoi lui ?

La vie de ce type est extraordinaire. En quarante ans, il a été un grand intellectuel, un humaniste, il parlait cinq langues… Il était surtout un helléniste, il a enseigné le grec à la Sorbonne, il a été un grand commis de l'État, de l'Église, chancelier de l'évêque de Liège, il a travaillé pour Louis XII, le roi de France… Ce type a eu plusieurs vies mélangées. Je n'ai pas eu à faire preuve d'une immense imagination, sauf, bien sûr, pour remplir les blancs de l'Histoire.

Pourquoi avoir, parmi les dix siècles qui vous intéressaient au départ, avoir choisi cette période ?

J'avoue que la Renaissance est une époque que je trouve fascinante. Mais j'ai "rencontré", au cours de mes recherches, d'autres personnages passionnants sur lesquels j'écrirai peut-être plus tard, ou desquels je me "servirai" pour écrire sur un sujet ou une période. La Renaissance est une période fabuleuse, parce qu'à la fois, les choses se coagulent, et se déchirent. En Europe, il y a des états qui se forment, notamment la France, mais d'autres pays aussi, comme l'Angleterre, l'empire germanique, etc. On est en train de passer de petits états disparates à un véritable état ou pays. Et d'un autre côté arrivent des gens qui déchirent cette Europe, comme Luther qui jette un pavé dans la mare en déchirant l'Empire de Charles-Quint! Il ne faut pas oublier qu'à l'époque, Charles-Quint était un jeune homme sans beaucoup d'expérience.

Justement, en parlant d'Europe, vous pensez qu'il y avait, à cette époque, un "sentiment européen"?

Non, pas vraiment, mais… d'une certaine manière, oui! Autour de Charles-Quint se développait la théorie de la monarchie universelle. Il était empereur et était donc le suzerain d'un certain nombre de princes. Sous lui, s'organisait quelque chose qui une grande partie du continent européen. Et puis il y avait déjà des Internationales européennes: l'Église et les intellectuels. Ces derniers ont eu une importance phénoménale sur le monde.

Cela n'existe plus du tout aujourd'hui…

C'est vrai, cela a disparu. Ces gens étudiaient beaucoup, enseignaient, mais surtout, étaient auprès des princes et les influençaient. Ces gens formaient entre eux un grand réseau, puisqu'ils communiquaient tout le temps, en s'écrivant et en échangeant des idées, des opinions, des pensées… C'est une des grandes déperditions que ce réseau d'intellectuels ait disparu. Il n'y a plus de maîtres à penser, et en tout cas plus d'Internationale des maîtres à penser.

L'image d'Erasme, comment en êtes-vous venu à la présenter de la manière dont vous le faites? Parce que moi, par exemple, j'avais ma petite idée sur lui, mais vous êtes venu la bouleverser complètement…

Ha! Oui! Justement! (rire). Mais attention, ce n'est pas moi qui parle, c'est Aleandro. Il passe de l'admiration la plus grande à la haine la plus forte. Quand il déteste Erasme, il dit des choses ignobles sur lui, c'est lui qui parle. Cela dit… il y a quand même un peu de vrai dans tout ça. Vous savez pourquoi Erasme me fascine autant? C'est parce que c'est un personnage "vrai", c'est-à-dire avec autant de défauts que de qualités. Il a un sale caractère, il est un peu peureux, c'est sûr, mais qui n'a pas de défauts? La complaisance est pour moi la pire des choses, je n'aime pas les héros positifs. Et d'ailleurs, Aleandro, dans ses moments, je vais dire amoureux, parle d'Erasme avec jubilation, avec bonheur, et il met en évidence toutes les choses qu'il a apportées à son siècle et qui sont absolument étourdissantes, comme la tolérance. Aujourd'hui, c'est un peu une notion qui va de soi, même si elle n'est pas toujours appliquée, mais à l'époque d'Erasme, personne n'était tolérant, absolument personne. Il apporte des choses bouleversantes au sens propre du terme: qui bouleverse le monde, l'entendement. Avez-vous déjà lu comme il écrit bien?

Euh, à part l'Éloge de la folie, je n'ai lu que quelques lettres, à la Maison d'Erasme, à Anderlecht, à Bruxelles.

Ha oui, cette maison est tout simplement magnifique, il faut la visiter! Pour en revenir à ses écrits, je donne à un moment, dans mon livre, un extrait d'Erasme qui est tout simplement la tirade de Cyrano de Bergerac; Rostand la lui a bel et bien piquée! Et cette fameuse phrase de Simone de Beauvoir: "On ne naît pas femme, on le devient", d'où vient-elle? De chez Erasme encore. Bon, il parlait de l'homme, mais c'est une paraphrase. TOUT est dans Erasme. On disait de Charles-Quint que c'était un "homme univers"; moi je serais tenté de dire qu'Erasme, c'est un "intellectuel univers". Tout est dedans, tout peut partir d'Erasme, tout lui revient. J'ai découvert qu'il y avait des centaines de livres écrits sur Erasme, et toujours construits de la même manière: Erasme et… Erasme et l'argent, Erasme et les femmes, … il a parlé de tout.

Un des passages clefs du livre est quand Aleandro est chargé par le pape d'empêcher Erasme de "tomber du côté de Luther". Pourquoi tomberait-il du côté de Luther? Parce qu'il trouve que ce dernier a raison sur bien des points, par exemple sur les excès de l'Église… mais en même temps, Erasme est très attaché à l'Église, ce qui le retient de tomber donc du côté de Luther. Mais le pape a très peur quand même, preuve de l'importance, du poids énorme de cet homme. Et alors, il envoie Aleandro parce qu'il sait qu'ils sont amis.

C'est une drôle de relation que la leur, non?

C'est une relation d'amitié amoureuse, certainement. Alors, pour savoir si, dans cette amitié amoureuse, ils sont "passés à l'acte", je renvoie à mon livre… Ce que je sais, ce que je dis, affirme et défend, c'est qu'Erasme a évidemment des penchants homosexuels. Alors, moi je n'étais pas là pour tenir la chandelle, mais s'ils ont dormi des mois dans le même lit, on peut en tirer certaines conclusions, en connaissant les penchants d'Erasme…

Et les mœurs de l'époque… Parce qu'on ne fait pas trop de différence entre un homme et une femme en ce temps-là. Enfin, je caricature, mais si la sodomie était punie de mort chez le peuple, on la tolérait et on l'encourageait même chez les "grands"…

Même chez les papes, les princes… Cela dit, c'est leur problème! Ce qui est intéressant, c'est comment des passions privées se mélangent toujours à des actes publics. J'adore ce sujet, que j'ai d'ailleurs déjà traité. C'est-à-dire qu'on a beau dire et beau faire, quand on est un homme public, les passions privées interviennent obligatoirement. Que ce soit le goût de l'or, des femmes ou de n'importe quoi. Il ne faut pas se le cacher, c'est comme ça ,et j'ai voulu faire comprendre comment les sentiments d'un homme comme Erasme ont pu influencer certaines de ses décisions.

Vous avez dû faire énormément de recherches, parce que chaque étape est particulièrement étudiée. Combien de temps les recherches vous ont-elles pris ? Et la rédaction du livre ?

Alors, je ne suis pas un historien professionnel, mais j'ai fait énormément de recherches, pour faire un travail sérieux. J'ai travaillé avec beaucoup de rigueur à trouver des sources historiques véridiques. Mais il est vrai que, en remplissant les blancs avec mon imagination, j'ai fait ce qu'un historien ne peut pas faire. Par contre, tout ce que j'ai raconté me paraissait vraisemblable; tous ces événements ont très bien pu se passer ainsi. D'ailleurs, ce que je mets dans la bouche d'Erasme ou d'Aleandro sont des mots, la plupart du temps, qu'ils ont réellement prononcés.

Les recherches ont pris un an et demi et la rédaction un an. Mais entendons-nous, je ne travaillais pas 14 heures par jour! Je travaillais à mon rythme, tout en vérifiant chaque fait. Je me suis, par exemple, documenté sur la manière de faire l'amour à Venise, sur la manière dont les gens mangeaient à l'époque, ce qui était très important. Je parle aussi des maladies - tout le monde était tout le temps malade à l'époque, aussi bien Erasme, de santé très fragile, qu'Aleandro qui a traîné une syphilis toute sa vie - ou de l'astrologie qui obsédait les gens.

Êtes-vous allé en Italie pour la rédaction du livre ?

Alors, d'abord, je suis un amoureux inconditionnel de Venise que je connais très bien. Mais je suis aussi allé à Rome, à la bibliothèque vaticane dont Aleandro a été préfet, et sur pas mal de lieux où il est passé, ainsi que sur sa tombe. C'était très intéressant. Et alors, bien sûr, j'ai énormément travaillé à la Maison d'Erasme qui est un lieu, je l'ai déjà dit, formidable.

Vous avez déjà écrit quelques livres, en fait cela fait longtemps que vous écrivez. Par rapport au journalisme, quelles sont les sensations que vous éprouvez quand vous écrivez un livre ?

Le romancier peut prendre des libertés qu'un journaliste ne peut pas, comme je le disais déjà par rapport à l'historien. Mais bien sûr, mon métier premier, c'est journaliste, puisque j'ai été grand reporter. Alors, quelques fois, comme quand je raconte la bataille de Pavie, on peut sentir le travail du journaliste qui influence celui de l'écrivain. C'est une sorte de reportage… Mais cela dit, ce n'est pas l'apanage des journalistes, les romanciers font ça aussi…


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