Shan Sa par Sorcius, le 2 novembre 2001

Shan Sa est née à Pékin en 1972. Après avoir écrit dans sa langue une oeuvre poétique, elle quitte en 1990 Pékin et le chinois pour le français. Elle travaille alors avec le peintre Balthus.

Les jeunes gens de votre livre semblent très mûrs pour leur âge. Est-ce dû à l'époque ou à leur culture? Les jeunes d'aujourd'hui sont-ils encore comme ça?

Je pense qu'il y a deux raisons. D'abord, c'est la Mandchourie occupée par le Japon. L'héroïne est une Mandchoue et le héros un Japonais. Quand on vit dans une ville occupée, qu'on subit des humiliations tous les jours, qu'on voit brûler sa ville, des êtres chers fusillés, ça vous fait mûrir très très vite. La maturité vient de la réflexion et des épreuves.

Ensuite, c'est l'époque aussi, car les êtres étaient plus précoces qu'aujourd'hui. Ils étaient indépendants très tôt; à 15 ans on obligeait les jeunes à se marier, aussi bien en Chine qu'au Japon. Aujourd'hui, c'est différent, moi j'ai 29 ans et je me sens encore très jeune! À mon âge, ma mère était déjà mère. Moi, je ne suis pas une femme, je suis une fille! J

La guerre est une chose terrible, qui peut empêcher l'amour de fleurir. Pensez-vous qu'on puisse aimer un ennemi? Ou bien le patriotisme est plus important que l'individu en tant que tel?

Moi je crois, personnellement, que si mon pays et ma famille étaient en danger, que je sacrifierais l'amour au devoir. Mais c'est une cause légitime, parce qu'on est menacé, attaqué. Dans le cas de mon officier japonais, c'est différent, car il est japonais et on l'envoie sur le front pour envahir un autre pays. Il y a une différence entre la position de l'envahisseur et celle de l'envahi. Ce jeune Japonais arrive en Chine pour "libérer le peuple des envahisseurs occidentaux" et malgré cela, il y a un doute. Entre le devoir et le devoir, il y a une légère différence. Et c'est dans différence-là que peut s'installer l'amour. Si vous défendez votre pays qui est humilié et violé tous les jours, vous pouvez vous sacrifier pour cette cause-là et mourir, mais lorsque c'est vous le pilleur et le violeur et si vous êtes intelligent, vous réfléchissez et vous choisissez l'amour.

Mais la joueuse de go, elle, est "l'envahie", elle n'a donc pas la possibilité de choisir l'amour?

Elle ne choisit pas l'amour, elle le choisit lui, parce qu'elle l'a reconnu. À un moment donné, elle a compris qu'il était japonais mais qu'il l'aimait et elle a compris quelle était la force de l'amour et l'a choisi lui parce qu'il était lui, tout simplement.

Aujourd'hui, l'envahissement de la Chine par les Japonais est-il toujours un sujet douloureux, même pour les jeunes?

En Chine et au Japon, c'est toujours un sujet tabou. En faisant mes recherches, je me suis rendu compte qu'il y a des sujets que personne n'aborde. Par exemple, en ce qui concerne la défaite chinoise, aucun gouvernement, ni à Taïwan, ni à Pékin ne l'avoue… Ils ont toujours dit qu'ils ont résisté. Or, cette Chine-là, en 1937, n'a pas résisté. La Chine s'est laissée envahir, elle a été écrasée. On ne reconnaît pas la défaite, ni la collaboration. C'est facile de dire aujourd'hui qu'on n'a pas été lâche, mais une partie de la Chine a été lâche. De l'autre côté, au Japon, on ne reconnaît pas les crimes commis, on ne reconnaît pas que dans une ville, il y a eu 300 000 morts en trois jours, asssassinés, violés, éventrés, pendus, fusillés… On ne reconnaît pas ça, on dit que ça n'a jamais existé, ainsi que les camps de concentration, d'expérimentations médicales, les camps ambulants de prostitution…

J'ai écrit ce livre parce que je voulais montrer ces deux vérités-là. D'un côté la Chine doit reconnaître sa lâcheté, sa défaite, et une fois que cela sera fait, on pourra dire que oui, c'est vrai, mais il y a aussi cinquante pour cent des Chinois qui ont résisté, comme mes grands-parents qui ont été de grands résistants. D'un autre côté, il faut aussi avouer que cinquante pour cent des Japonais étaient complètement givrés et empoisonnés, comme mon officier japonais, par une éducation militariste et impérialiste. Et lorsqu'on reconnaît un crime, on devient plus humain et meilleur. Donc c'est un livre aussi de prise de conscience. C'est pour cela qu'il y a des scènes extrêmement violentes, parce qu'il faut voir la réalité en face et ça vous rend meilleur.

C'est aussi un peu personnel, puisque vos grands-parents étaient des résistants?

Oui, je suis très fière d'eux…Mes grands-pères étaient des hommes de l'armée, ils ont combattu les Japonais dans le maquis, puis ils ont dirigé des divisions, et ensuite la capitale de la Mandchourie. Ils n'ont jamais baissé la tête devant la mort ou devant la souffrance. Mon grand-père fut battu à mort par les gardes rouges. Ma grand-mère aussi était très forte, elle ne pleurait jamais, ne se plaignait jamais. Elle est morte il y a deux ans d'un cancer, mais ne gémissait jamais, luttait et méprisait la douleur. C'est une bonne leçon pour moi.

Avec eux sont morts les derniers survivants de la guerre, de la résistance. Je pense que je dois reprendre, d'une certaine manière, le flambeau, continuer à vivre dans le courage et à combattre la lâcheté.

Pourquoi écrivez-vous plutôt en français qu'en chinois?

Parce que c'est une autre aventure, une aventure plus périlleuse. Et au-delà de la difficulté, il y a la victoire, donc je me sens beaucoup plus victorieuse d'écrire dans cette langue où il y a des contraintes, où je lutte pour trouver les mots justes. Je me relis, corrige vingt fois mes écrits… et je crois que c'est grâce à la langue française que j'ai trouvé mon style, rapide, économique…

Et puissant! C'est vrai qu'en vous lisant, on découvre une écriture pleine de maturité; pour votre âge, c'est une maturité d'écriture incroyable. À vous lire, on croirait que vous avez déjà beaucoup vécu…

Mais j'ai beaucoup vécu… des choses très dures. J'ai connu deux vies; je suis morte une fois en 1989 sur la place Tian'anmen et je suis née de nouveau en arrivant à Paris. Ce sont des expériences très douloureuses, mais qui donnent très tôt une maturité.

Je pense qu'un être a trois âges: il y a l'âge de l'âme ou l'âge astral, et c'est là qu'il y a une vraie initiation. Ensuite, il y a l'âge mental, l'âge quotidien, comment on a envie de se comporter, de s'habiller par exemple. Moi, je m'habille comme une jeune fille, je me sens, comme je l'ai déjà dit, plus "fille" que "femme"; ça c'est l'âge mental. Et enfin, il y a l'âge physique qui dépend de l'âge mental, c'est-à-dire que vous paraissez l'âge que vous avez en tête. Donc, on peut être très mûr, avoir beaucoup vécu et avoir un esprit très jeune…

Avez-vous toujours eu l'envie d'écrire?

Toujours! J'ai commencé à écrire à sept ans et j'ai été publiée pour la première fois, en Chine, à onze ans. Mais le français fut ma vraie rencontre.

Vous étiez dans les trois finalistes pour le prix du roman de l'Académie française. Quel effet cela fait-il? Vous avez été déçue? Il reste encore le prix Goncourt des Lycéens, le prix Interallié: cela vous ferait-il plaisir?

Ce fut très intéressant de participer au prix du roman de l'Académie française, parce que c'est là que j'ai rencontré de la vraie adversité. Pendant les derniers jours, ce sont des moments de grande tension. Bien sûr, j'ai espéré, comme tout le monde. Vous savez, même si vous êtes très détachée des choses, si vous avez une vraie philosophie, quand on vous projette dans ce monde-là, quand on vous faire miroiter une victoire, forcément, vous êtes attirée, vous êtes hantée même par ça. Ce fut une expérience incroyable, parce que chez moi il y avait à la fois de l'espoir et ce combat intérieur pour m'en détacher. Donc, quand j'ai appris que je n'avais pas ce prix, je n'ai pas été déçue, j'ai été ravie d'avoir traversé cette épreuve et que mon livre ait existé au sein de l'Académie, ait été lu et aimé.

Je serais restée des heures à parler avec cette jeune fille si passionnante, dont la force et la richesse intérieures m'ont éblouie. De temps en temps, dans la vie, vous croisez des personnes qui vous marquent, sans savoir réellement pourquoi. Shan Sa est une de ces personnes; elle n'a traversé ma vie qu'une demi-heure, mais je m'en souviendrai longtemps.


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