Jean Malaurie par Arsenic, le 12 juillet 2001

Jean Malaurie est né à Mayence en 1922. Directeur d'.tudes arctiques à l’école des hautes études en sciences sociales (Paris), est directeur de recherche émérite au CNRS.


D’où vous est venu cet amour du Nord ? Est-ce un amour des voyages, des découvertes ? Vous êtes également allé dans le Sahara : pourquoi le Nord et le froid plutôt que le Sud et le chaud ?
J'ai beaucoup hésité. Pendant deux ans, j'ai passé l’hiver au Sahara, tout seul avec les Touaregs, et le printemps et l'été, j’étais au Nord… J'étais naturaliste, géomorphologue et m’occupais surtout de géocriologie, c’est-à-dire la résistance des pierres devant les phénomènes de gel (ma thèse de doctorat d’état, à la Sorbonne). C’était un immense travail, il fallait établir une carte de plus de 300 km de côte. Si j'ai choisi le Nord, c’est parce que j’ai été saisi par le paysage, la glace, l'eau, les pierres… ah ! je m'y revois encore !

En fait, c'est plutôt le Nord qui vous a choisi, non ?
Oui, vous l'avez dit ! Je me revois, j’étais à ce moment-là au 69e degré sur le centre-ouest (Groenland), et j’étais déjà solitaire. J’étais vraiment époustouflé par la beauté des paysages, et puis j'entendais parler cette langue, que j’aime beaucoup. J'ai même pensé aller à l'école pour l’apprendre… Je voulais aller aux sources de cette civilisation, plus au nord Et là, j'ai très bien senti que notre civilisation était en grande mutation, et ce qui m'intéresse moi, ce n'est pas l'universel. Je suis toujours heureux de parler avec un ou une compatriote, avec des Européens, des occidentaux, mais fondamentalement, ça ne m'intéresse pas beaucoup… Par contre, les peuples des déserts, eux, oui, ils m’intéressent énormément.

Sur les Inuits, il y a eu, de tout temps, beaucoup d’à peu près. Depuis le XVIIIe siècle, on part à la découverte de ces peuples, mais on veut aller vite, trop vite. On retient par exemple cette coutume de s'embrasser avec le nez, mais sans chercher plus loin. Or c'est très important. Le nez est une zone érogène particulière. Les Inuits sont très puritains. Bref, il y a plein de choses à côté des quelles la plupart des gens sont passés. Et aujourd'hui, les choses ont changées. Je suis probablement le dernier homme vivant qui ait été avec des Inuits dans la période prétraditionnelle.

Il y a souvent, dans l'esprit des gens, certaines confusions. Quelle est la différence entre Esquimaux, Inuits, Inuk, Inuqhuit ?
Esquimau paraît péjoratif. Cela veut dire mangeur de chair crue, et ce sont les Algonquins qui l’ont inventé et qui ont désigné ainsi aux Blancs, qui étaient des missionnaires, les peuples du grand nord. Comment s'appellent-ils ? Ils sont là depuis 10 000 ans. Selon l’endroit, ils ont des noms différents. Inuit : le terme est correct dans le Canada. À l'est, au Groenland, on dit Kalaassit. Et dans d’autres endroits, il y a encore d'autres noms. Ils sont nombreux… Tout ça pour vous dire que dans le milieu scientifique, le mot esquimau est parfois utilisé, car c’est le terme traditionnel, général. Et le nom le plus utilisé par le commun des gens, le nom le plus connu, c’est Inuit. Donc gardons-le.

Quelle différence y a-t-il entre les Esquimaux polaires et les Sud-Groenlandais ?
Les Sud-Groenlandais sont en contact avec les Danois depuis 1721 et ont été " danisés ". Les Inushuits de Thulé n'ont découvert l'administration danoise qu'en 1910, la vraie administration qu'en 1936. Avant cela, c’était des explorations sporadiques. Les Danois avaient voulu les isoler complètement, pour qu’ils ne soient pas en contact avec les populations danoises et gardent leur extraordinaire originalité.

Vous dites que les Inuits sont votre véritable famille ; comment expliquez-vous cela ?
C'est tout à fait vrai. Je suis orphelin de père et de mère. J’avais une famille sévère, et je n’ai pas aimé mon enfance… Je fais partie d’une génération où les parents commençaient à parler avec leurs enfants une fois qu'ils avaient leur baccalauréat ; malheureusement, mes parents sont morts avant. J’ai également vécu, en France, durement l'Occupation. J'ai été résistant, j'ai refusé le service de travail obligatoire, et j'ai dû fuir, clandestin recherché par la police. J'ai toujours détesté les idéologies, et à l’école, je remarquais que l'on ne parlait jamais des philosophies chinoise, japonaise, africaine, arctique. Notre société est tournée vers elle-même. Alors je suis parti là-bas. Ce n’était pas gagné, car ils ne sont pas aimables… mais j’ai persévéré, je suis parti seul, j’ai passé l'hiver là-bas, dans le froid et l’isolement, avec des chiens uniquement. Je n’avais pas de moyens, pas de vivres. On m'a vu arriver et on pensait qu'il y avait des gens derrière moi, mais non, j'étais seul ! J’ai voulu être libre, donc je me suis construit une maison, rien que pour moi. Je voulais vraiment m’intégrer, vivre comme eux, partager leur nuit de trois mois, leurs dangers (on peut toujours tomber dans les banquises.). En vivant avec eux, j’ai appris à les connaître. Ils ne vivent pas comme nous, ne pensent pas comme nous. Ils sentent avant de penser. Ils sont très sensoriels, et des études ont montré que les Inuits avaient des neurones plus développés que les nôtres.

Ont-ils changé au contact de l'homme blanc ?
Ils changent beaucoup, et la plus grande catastrophe fut la construction de la base américaine à Thulé, qui est au cœur du territoire, et dont on a expulsé toute la population. Je ne cesserai, toute ma vie, de protester contre cette base. Le comble de tout, c'est que le nouveau président américain Bush, vient de décider de l’agrandir. elle va devenir une base de radars. C’est la même chose en Alaska où il y a d’autres stations. Tout cela affecte profondément la nature, le climat. Je trouve que les citoyens du monde, entre autres grâce au merveilleux outil d'Internet, doivent peser sur leurs gouvernements pour faire en sorte que toutes leurs actions soient transparentes. Les Nations-Unies seules sont autorisées à permettre des opérations qui touchent le monde entier, et l'atmosphère, ça concerne tout le monde. Mais malheureusement, ça n'en prend pas le chemin ! Les Nations-Unies viennent d'être exclues de la commission internationale des droits de l’homme, pour la première fois dans son histoire. Les états-Unis ne font plus partie de l’Unesco, et nul ne sait quelles orientations ils vont prendre.

Et au point de vue plus personnel, qu'a-t-il résulté du contact avec l’homme blanc ? Peut-on comparer cela avec le problème qu’ont eu les Indiens d'Amérique lors de l’arrivée de l'homme blanc (alcoolisme, armes…) ?
Ce fut dramatique, mais on ne peut pas comparer les deux histoires. En ce qui concerne les Indiens, ce fut une conquête militaire, ici on agit à un autre niveau. On exporte des films pornographiques, des films de violence, de l’alcool, de la drogue. C’est un marché juteux pour l’homme blanc qui ne pense qu’à l’argent. Le taux de suicide chez les jeunes est horriblement élevé , les incestes, les femmes battues sont monnaie courante, c’est devenu vraiment affreux. Ils payent le prix fort.

Quelle est la solution ?
Ce n'est pas nous qui allons la leur indiquer, nous ne savons pas nous-mêmes où aller… L'Europe doit se reprendre, doit se reconstituer, après les guerres civiles qui ont fait sa ruine. Et après, agir.


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