Poésie : 1946 - 1967
de Philippe Jaccottet

critiqué par Vigno, le 18 octobre 2005
( - - ans)


La note:  étoiles
La nuit est une grande cité endormie
« Plus je vieillis et plus je croîs en ignorance, / plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne. » Poésie 1946-1967 regroupe plusieurs recueils parus en plaquette avant 1967, dont L’Effraie et L’Ignorant. Force est de constater que tout Jaccottet est déjà là avec son esthétique du dépouillement et son face à face angoissé avec la mort. Œuvre construite après la guerre, elle en porte les stigmates : « A l’heure où la lumière enfouit son visage / dans notre cou, on crie les nouvelles du soir, / on nous écorche. »

Pour Jaccottet, il s’agit moins de cerner un sens – comment le pourrait-on ? – que d’adopter une posture existentielle, celle du poète ignorant. « Tel est le monde. / Nous ne le voyons pas très longtemps : juste assez / pour en garder ce qui scintille et va s’éteindre, / pour appeler encore et encore, et trembler / de ne plus voir. Ainsi s’applique l’appauvri, / comme un homme à genoux qu’on verrait s’efforcer / contre le vent de rassembler son maigre feu… » À l’encontre d’une autre modernité, plus portée par le pouvoir créateur du langage, la poésie de Jaccottet s’abîme dans une recherche désespérée du sens : « je ne peindrai qu’un arbre qui retient dans son feuillage / le murmure doré d’une lumière de passage » En bon traducteur, le poète s’efface derrière ce langage dépouillé (« L’effacement soit ma façon de resplendir »), derrière un « je », qui est un « lui », mais aussi tous les humains.

Ironiquement, le recueil se termine par une suite intitulée « Leçons », cette même suite légèrement modifiée qui ouvrait le recueil « A la lumière d’hiver ». En fait, il n’y a ni leçon ni maître ! « Vient un moment où l’aîné se couche / presque sans force. On voit / de jour en jour / son pas plus égaré. »

Témoin d’un monde insaisissable, dans lequel l’humain est bien souvent trahi, la poésie de Jaccottet capte avec force et justesse l’angoisse contemporaine. « Il y a en nous un si profond silence / qu’une comète / en route vers la nuit des filles de nos filles, / nous l’entendrions. »