Oublier le temps
de Peter Brook

critiqué par Fee carabine, le 24 septembre 2005
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Suspendu entre le tronc et la feuille
Il n’est sans doute pas nécessaire de présenter Peter Brook. Le film et les pièces qu’il a tirés du Mahabharata (La très belle “Mort de Krishna” par exemple, avec Maurice Bénichou, seul en scène, à la fois acteur et conteur), et ses mises en scène de pièces de Shakespeare l’ont fait largement connaître autant dans sa Grande-Bretagne natale qu’en France ou en Belgique. Mais à la lecture de ses mémoires, on ne tarde pas à s'apercevoir que toute son activité au cinéma comme au théâtre n'est en somme que la partie visible d'un iceberg, la manifestation et le fruit d'une recherche et d'une réflexion qui dépassent de loin le cadre de son expérience professionelle. Une réflexion et une recherche qui se nourrissent d'une vaste culture mais qui évitent pourtant l'écueil de l'intellectualisation pure et dure - je dirais même de l'intellectualisation toute bête - pour s'ancrer dans "l'épais de la vie", dans la réalité prosaïque et pas très agréable de la "cave à charbon".

"Oublier le temps" s'ouvre de façon un peu rébarbative, sur un fouillis inextricable qui nous fait passer sans crier gare des souvenirs d'enfance aux années d’études et de guerre, de l'histoire familiale d'avant sa naissance aux réflexions de l'homme fait. On commence inévitablement par se perdre, avant de voir petit à petit émerger quelques fils directeurs qui finissent par dessiner une "image dans le tapis"*. L'un de ces motifs est d'ailleurs introduit d'entrée par une anecdote de l'époque où Peter Brook subissait - à son corps défendant - l'instruction militaire obligatoire pour tout étudiant d'Oxford pendant la guerre de 40-45. Lors d'un exercice qui comportait la traversée d'un ruisseau, Peter Brook s'était retrouvé un instant comme suspendu entre un tronc d'arbre reposant sur le lit du ruisseau, et sur lequel il avait déjà posé un pied, et une feuille à l'extrémité d'une branche d'un arbre qui se trouvait au bord de l'eau, une feuille à laquelle il s'était cramponné dans un premier temps pour assurer son équilibre et qu'il n'était ensuite pas parvenu à lâcher... Une histoire qui s'était terminée sur l'image d'un Peter Brook étalé dans le ruisseau les quatre fers en l'air, belle métaphore pour la difficulté de "lâcher prise", de reconsidérer des principes qui nous ont guidé pendant une période de notre vie mais qui cessent, un beau jour, d'être porteurs de vie pour devenir bien au contraire une entrave à la vie.

Il est impossible d'évoquer en détails ici toutes les rencontres (Salvador Dali, Marguerite Duras, Lawrence Oliver et Vivien Leigh... et surtout la rencontre capitale de la pensée du philosophe Gurdjieff et de ses dépositaires, Jane Heap et Madame de Salzman), tous les voyages (l'Afghanistan au début des années cinquante...) et enfin l'aventure du centre d'études théâtrales créé avec le projet un peu fou de rechercher une sorte de langage universel, de retrouver la vie et l'émotion qui animent le moindre geste lorsqu'il est accompli en pleine présence, de retrouver la vie authentique qui anime les grands mythes, les grands textes du patrimoine littéraire quel que soit leur pays d'origine. C'est une vie riche en expériences que Peter Brook nous fait partager avec beaucoup de générosité et d'intégrité dans ces mémoires qui culminent dans l'aventure de l'adaptation du Mahabharata, avec la complicité de Jean-Claude Carrière. Des mémoires que Peter Brook a l'élégance de ne pas conclure. Parce qu'une vie humaine continue de s’écrire jusqu'à son tout dernier souffle. Et surtout parce que l'aventure humaine se continue bien au-delà, que les fins sont de nouveaux commencements, et que c'est ainsi que "dans un village africain, quand un conteur arrive à la fin d'une histoire, il pose la paume de sa main sur le sol et dit 'Je dépose mon histoire ici', avant d'ajouter 'afin que quelqu'un d'autre puisse la reprendre un autre jour'."


* "L'image dans le tapis": une très belle nouvelle d'Henry James évoque justement cette idée de fil conducteur, de source cachée au coeur de la vie et de l'oeuvre d'un écrivain.