Le Portail de François Bizot

Le Portail de François Bizot

Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par Renardeau, le 15 mai 2001 (Louvain-la-Neuve, Inscrite le 6 avril 2001, 66 ans)
La note : 9 étoiles
Moyenne des notes : 9 étoiles (basée sur 4 avis)
Cote pondérée : 6 étoiles (3 576ème position).
Visites : 5 370  (depuis Novembre 2007)

Cambodge : la déchirure

Ce récit de François Bizot retrace sa capture en 1971 par les Khmers rouges au Cambodge ainsi que l'impact de l'arrivée au pouvoir des Khmers rouges en 1975 :
expulsions dramatiques pour des centaines d'Occidentaux, arbitraire des exécutions et des camps pour les Cambodgiens.
François Bizot connaît bien le Cambodge. Arrivé en 1965 comme jeune ethnologue occupé à la conservation du site d'Angkor, il en apprécie le caractère hors du temps, les gestes, rituels et mystères de l'Extrême-Orient. "La terre était riche, belle, émaillée de rizières, piquetée de temples. (...) rien ne se concevait sans l'art, sans la poésie, sans le mystère, car toujours l'esprit des mânes soufflait sur le cycle des saisons."
Une petite fille naît de son union avec une Cambodgienne. La révolution culturelle couve en Chine, la guerre déchire le Vietnam. Mais le Cambodge reste calme.
En 1970, l'horizon s'obscurcit et le pays est écartelé entre les mensonges des communistes et l'immense maladresse des Américains, imperméables aux réalités cambodgiennes. La plus grande partie de l'intelligentsia internationale, inconsciente, appuie les Khmers rouges.
François Bizot fut capturé en octobre 1971, lors d'un déplacement pour son travail, à l'ouest de Phnom Penh. Les Khmers rouges le prirent pour un espion de la CIA. Il fut amené avec ses deux compagnons cambodgiens dans un camp de détention dirigé par un jeune Khmer rouge : Douch. L'hygiène y est inexistante, les prisonniers sont enchaînés, les séances de torture et les exécutions, régulières ... Entre Douch et Bizot se tisse un lien particulier : un mélange d'amitié et de répulsion. Pendant les trois mois où Bizot resta dans ce camp, ils eurent de nombreuses discussions politiques et philosophiques. Douch, persuadé de l'innocence de François Bizot, l'a défendu auprès des autres Khmers rouges, et c'est à lui qu'il dût d'être libéré. Il fut le seul Occidental à revenir d'un camp khmer rouge. Mais Douch fut aussi, plus tard, le signataire de 40.000 ordres d'exécution. Il est aujourd'hui emprisonné et son procès pour crime contre l'humanité va bientôt avoir lieu à Phnom Penh. François Bizot a accepté d'être cité comme témoin de la défense, pour éclairer le fait qu'un homme qui veut faire le bien se retrouve à faire le mal. Douch était un rouage de l'immense révolution qu'on lui promettait. Il ne s'agit pas de lui pardonner, mais de reconnaître la responsabilité des idéologues.
Le titre du livre, "le Portail", s'explique par la deuxième partie du récit. En 1975, les Khmers rouges prennent le pouvoir et les Occidentaux sont regroupés à l'ambassade de France où se réfugient aussi des Cambodgiens. François Bizot est parmi eux. Bientôt, les Khmers rouges exigent la sortie des Cambodgiens et, malgré les réticences des Occidentaux, ceux-ci sont obligés de les livrer. Ils devront refuser l'accès de l'ambassade à toute personne qui ne détient pas un passeport étranger. Le portail de l'ambassade devient alors le lieu même d'une séparation entre la vie et la mort. Quelques jours plus tard, les Occidentaux sont expulsés à la frontière thaïlandaise et François Bizot, plein d'amertume, quitte le pays.
John Le Carré, qui préface le livre, a tiré des événements vécus par François Bizot matière à un roman, "le Voyageur secret", paru en 1990. Mais la réalité est encore bien plus poignante, et l'écriture de François Bizot pour la raconter, magnifique. L'amour de ce pays et le désespoir devant ce que les hommes ont été capables de lui faire, désespoir de ce que les hommes en général peuvent devenir des bourreaux, se lit à chaque page. C'est un travail de deuil que François Bizot partage avec nous, dans la douleur et dans l'apaisement. Pour le lecteur, c'est un témoignage rare de la déchirure du Cambodge, la découverte d'un homme, aussi, avec ses blessures. C'est enfin une réflexion sur le mal, présent dans l'humanité, et le danger des idéologies.

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Subtile joute oratoire entre François Bizot et son bourreau : Douch !

10 étoiles

Critique de Anonyme11 (, Inscrit(e) le 18 août 2020, - ans) - 20 août 2020

François Bizot analyse, à travers une écriture littéraire d’une grande érudition, la manière dont il a été fait prisonnier en 1971, ainsi que ses terribles conditions de détention et les immondes exécutions auxquelles il a assisté.
Le responsable de sa détention n’est autre que le terrifiant criminel de masse, Douch, du tristement célèbre lycée de Tuol Sleng transformé en Centre de détention, d’interrogatoires, de tortures et d’exécutions : S-21 à Phnom Penh ; pendant le Génocide par les Khmers Rouges du Peuple Cambodgien, entre 1975 et 1979.

Durant son incarcération François Bizot suscite le dialogue chez son tortionnaire Douch, lui démontrant à travers une subtile argumentation : l’absurdité de son raisonnement et la barbarie engendrées par l’Idéologie, que les responsables Khmers Rouges (Pol Pot, Ta Mok, Von Veth…) lui font appliquer dans le cadre de sauvages exécutions.
Mais pour Douch (inébranlable dans ses convictions), tous les moyens de Terreur (essentiellement par la torture) sont « bons » pour imposer de manière incontournable l’Idéologie Totalitaire Communiste et faire ainsi avouer n’importe quoi à n’importe qui, avant d’exécuter ses victimes. François Bizot dépeint alors la lugubre personnalité de Douch, pages 184 et 185 :

« Dans la nuit, le feu vacilla. Une ombre sinistre dédoubla son visage. J’étais effrayé. Jamais je n’aurais cru que le professeur de mathématiques, le communiste engagé, le responsable consciencieux, puisse être en même temps l’homme de main qui cognait ».

Car en effet, François Bizot décrit avec une extraordinaire intelligence : le contexte psychologique effroyable dans lequel se déroulait le monstrueux « rituel » des exécutions individuelles et collectives à coups de bâton, pages 116 117 :

« Le condamné était emmené en forêt, sans avoir jamais eu connaissance du jugement. Si d’instinct il flairait le péril imminent, la consigne était de lui répondre par des mots d’apaisement. Le lieu d’exécution n’était pas très éloigné, mais on n’entendait jamais rien : Thép affirmait que l’arme était un bêchoir ou un gros bâton.
C’était un principe général de cacher la vérité, mais, plus que de mensonge, il s’agissait ici d’un objectif moral : éviter le plus longtemps possible le spectacle affligeant de la panique. Les bourreaux mettaient leur point d’honneur à repousser au maximum le moment de honte où le condamné, pris d’un irrépressible affolement, se laisse aller à des sanglots pitoyables, à des spasmes pathétiques. Ils niaient l’évidence même lorsqu ils faisaient creuser sa fosse au malheureux. Il savaient aussi que, passé ces instants terribles, le sujet, pendant les secondes qui précèdent le choc fatal, se fige docilement. Dans les exécutions collectives, quand les prisonniers, côte à côte, attendent leur tour à genoux, déjà tout est joué. Le corps s’amollit, le cerveau se brouille, l’ouïe se perd. Les ordres sont alors criés ; il ne s’agit plus que de consignes pratiques : « Restez immobiles ! Penchez la tête ! Il est interdit de rentrer la nuque dans les épaules ! ».
Les Khmers rouges connaissaient instinctivement cette loi du fond des âges et l’utilisaient sans chercher à comprendre : l’homme s’occit plus facilement que l’animal. Est-ce un effet tragique de son développement intellectuel ? Combien de crimes auraient tourné court s’il avait pu mordre jusqu’au bout comme le chat ou le cochon ! ».

Je conclus cet essentiel témoignage de François Bizot, par ce magnifique paragraphe qu’il nous livre dans l’introduction de son ouvrage, portant sur sa profonde réflexion à propos de l’UTOPIE, page 27 :

« Je hais l’idée d’une aube nouvelle où les HOMO SAPIENS vivraient en harmonie, car l’espoir que cette utopie suscite a justifié les plus sanglantes exterminations de l’histoire.
Pourrons-nous jamais, d’un tel constat, tirer la leçon et nous en souvenir, effrayés, à chaque arrêt sur nous-mêmes ? Notre drame sur terre est que la vie, soumise à l’attraction du ciel, nous empêche de revenir sur nos erreurs de la veille, comme la marée sur le sable efface tout dans son reversement ».

Confer également d’autres ouvrages aussi passionnants sur le même thème, de :
– Kèn Khun De la dictature des Khmers rouges à l’occupation vietnamienne ;
– François Bizot Le silence du bourreau ;
– Thierry Cruvellier Le maître des aveux ;
– Malay Phcar Une enfance en enfer : Cambodge, 17 avril 1975 – 8 mars 1980 ;
– François Ponchaud Cambodge année zéro ;
– Claire Ly Revenue de l’enfer : Quatre ans dans les camps des Khmers rouges ;
– Sam Rainsy Des racines dans la pierre ;
– Pin Yathay Tu vivras, mon fils ;
– Philip Short Pol Pot : Anatomie d’un cauchemar.

La vérité rétablie

7 étoiles

Critique de Bernard2 (DAX, Inscrit le 13 mai 2004, 74 ans) - 9 juin 2009

Il y a peu à ajouter. Renardeau nous fournit une critique très détaillée, à laquelle j’adhère en totalité ainsi qu’à celle d’Ulrich.
Je préciserai simplement que Bizot dénonce également la manière dont, à l’époque, les faits ont été rapportés par la presse, semble-t-il avec une certaine mauvaise foi : Jean Lacouture n’a pas corrigé ses écrits, alors qu’il ne pouvait ignorer qu’ils n’étaient pas fidèles à la réalité.
Avec le recul du temps, on comprend mieux certaines choses…

L’histoire d’un peuple qui a trop souffert.

9 étoiles

Critique de Ulrich (avignon, Inscrit le 29 septembre 2004, 49 ans) - 9 septembre 2008

Ce livre est un récit autobiographique ; écrit presque 30 ans après les événements qu’il raconte ; 30 ans après la conquête par les khmers rouges ; quelques années avant le jugement de Douch.
F Bizot, ethnologue, amoureux fou du Cambodge, en parlant sa langue, se retrouve au cœur de l’Histoire : de l’Histoire terrible qui tuera, tortura des milliers de cambodgiens au cours des 4 ans que durera le régime de Pol Pot.
Prisonniers des khmers au début de leur conquête du pouvoir (début des années 70), il raconte sa détention, ses souffrances, son « amitié » pour son tortionnaire, Douch. Ne vous méprenez pas sur le terme « amitié » mais c’est l’un des enseignements de ce livre : les tortionnaires sont aussi les sauveurs. Il ne s’agit pas du syndrome de Stockholm mais d’une rencontre ; celle de deux parcours qui vont se découvrir, et qui à défaut de s’entendre – la situation ne le permet pas - au moins essayer de se comprendre. L’auteur ne pardonne, ni excuse rien mais ose révéler ce qu’il a ressenti au cours des 3 mois de sa captivité dans un camp perdu de la forêt cambodgienne. Il ose décrire cette relation ambivalente entre lui et son tortionnaire, Douch qui s’illustrera quelques années après en dirigeant le camp S21 et supervisant, orchestrant ainsi le massacre de près de 15 000 cambodgiens. Son procès s’ouvre dans quelques jours. La deuxième partie du livre se déroule 5 ans après au moment de la chute de Phnom Penh et de la khmer de vider la ville de tous ses habitants. Cette partie est tout aussi passionnante. Il nous raconte l’histoire vu depuis le radeau de survie qu’était devenu l’ambassade de France. C’était l’asile pour tous les étrangers encore présents dans le pays. Mais là aussi, il le fait avec sincérité, avec cet amour fou pour le Cambodge. Et puis il y a l’épilogue. Je ne vous dis rien ; mais sa force évocatrice est subjuguante sur la nature humaine. On ressort de ce livre bouleversé mais avec la certitude d’avoir appris beaucoup. Beaucoup sur la capacité de l’homme à se détruire, à s’entretuer mais aussi à survivre. Tant pour l’Histoire qu’il raconte que pour la fabuleuse plongée dans la nature humaine, ce livre est génial.

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