Humphrey Bogart : La vie comme elle va
de Jonathan Coe

critiqué par Zanimarre, le 12 septembre 2005
(alby sur Chéran - 50 ans)


La note:  étoiles
take it and like it
Je suis venu à ce livre en faisant des recherches pour mon prochain polar qui reprendra le héros de Zanimarre (Amalthée, 2005) en le plongeant dans un club à la manière de Chez Rick qui, dans le film Casablanca (1942) sert de décor à une microsociété d'exilés européens au prise avec l'administration collabo pendant la deuxième guerre mondiale. Tous n'ont qu'un rêve : s'envoler pour l'Amérique. Et, dans l'univers clos de Chez Rick, quatre personnages s'affrontent : Victor Lazzlo, le héros résistant, Rick, l'américain cynique, le chef de la police locale loyale à Pétain, et le représentant des Allemands au Maroc. Les enjeux : sauver un symbole de la résistance en Europe et se tirer à la fin avec Ingrid Bergman.

Au début, j'ai pensé à une commande alimentaire, qui aurait permis à Coe de cachetonner tout en parlant de sa passion pour le cinéma. Mais, on retrouve dans La vie comme elle va le goût de l'auteur de La maison du sommeil et de Testament à l'anglaise pour la narration fragmentée et les portraits cubistes. Et le portrait est fascinant et subtil. Par touches et aplats, Coe raconte d'où viennent les traits marqués par la vie de Sam Spade, le détective du Faucais Maltais (1941, d'après le classique de D. Hammet). Ces traits ne sont pas un jeu d'acteur, mais font le jeu de l'acteur. En clair : Humphey Bogart, acteur d'avant l'Actor's Studio, jouait-il ou vivait-il ses rôles ? Pour qui a vu certains de ces films, cela revient à se demander si Bogart était un salaud ou un héros rugueux.

Au-delà de la chronologie d'une oeuvre, on découvre toute la complexité de l'homme qui était le héros d'une vie polardeuse. Né fin 1990, ou début 1991 (début de légende...), dans une famille aisée, Bogart partage sa vie d'enfant entre la grande demeure de New-York et la maison de campagne au bord du lac Canadaiga. Manquant de goût pour les études, il se fait virer et commence sa vie de dur à cuire en s'engageant dans la Navy. Il arrive sur le théâtre de opérations 16 jours avant l'armistice du 11 novembre 1918.

Sa vraie guerre, il la mènera contre les studios et contre l'alcool. Juin 1919-mai 1934, sa famille est ruinée et Bogart alterne boulots de régisseur, pièces off et rôles de gommeux. Pendant 15 ans, il survit en jouant aux échecs. Il apprend la déception et l'alcoolisme avec détermination. Mai 1934, Hollywood l'appelle. Il en prend pour 7 ans de contrats au rabais et de rôles de gangsters monoblocs de la méchanceté. Il lui faudra attendre 1941 pour rencontrer son destin d'acteur : le héros en apparence impitoyable qui se laisse corrompre par la candeur et laisse son humanité affleurer tout en restant ancré dans la noirceur.

A partir du film adaptant le Faucon Maltais de Hammet, J. Coe développe son hypothèse sur Bogart : "Spade est tiraillé par l'ambiguïté, et son énergie provient d'une série de tensions fascinantes : loyauté envers son associé mort, en même temps qu'il a une histoire avec sa femme ; allégeance à la loi, tandis qu'il est constamment menacé d'être jeté en prison." Bogart était le même : alcoolique capable de générosité et de cruauté, homme désintéressé jusqu'à ce que sa carrière soit en jeu comme en témoigne son attitude pendant la chasse aux communistes hollywoodiens.

Bogart est un archétype du héros noir. A l'opposé du faible qui se laisse corrompre par la facilité et faute en raison de l'appât du gain (lire comme exemple La reine des pommes de Chester Himes), ou du détective immaculé, Bogart bouleverse le héros manichéen, car il était lui-même un homme malsain, qui connaissait la lutte pour la subsistance, qui pouvait devenir sentimental, ou s'engager, mais restait motivé par une seule énergie : sa survie. Ce caractère devrait parler à l'individualiste moderne, car il efface la notion même de lâcheté, en lui ôtant toute connotation morale. On retrouve ce trait de caractère chez Corto Maltese, un autre grand héros ambivalent, pirate loyal et droit à sa façon, qui tient à la vie et aux aventures qu'elle lui offre plus qu'à de grands principes. Mais rares sont ceux qui peuvent vivre sans se soucier du regard que la société porte sur eux, en ne tenant compte que des règles fixées par soi-même. Ce qui ne veut pas forcément dire être immoral, mais c'est un autre débat...

Bogart jouait comme nul autre car il ne savait pas jouer, en témoigne la lueur au fond des yeux qui dit au spectateur : c'est pour de faux, la vie est bien pire, mais j'y tiens plus qu'à tout.