La vie invisible de Juan Manuel de Prada

La vie invisible de Juan Manuel de Prada
( La vida invisible)

Catégorie(s) : Littérature => Européenne non-francophone

Critiqué par Fee carabine, le 27 août 2005 (Inscrite le 5 juin 2004, 50 ans)
La note : 9 étoiles
Visites : 4 296  (depuis Novembre 2007)

Dans l'antre de l'hydre

"Au-dessous de cette vie que nous croyons unique et invulnérable court, semblable à une source souterraine, une vie invisible; à moins qu'elle ne coure au-dessus, telle une bourrasque d'apparence inoffensive dont le baiser donne pourtant le frisson et glace jusqu'aux os. Quand cette vie nous frôle, nous sentons, un instant, la terre se dérober sous nos pieds. C'est une sensation aussi fugitive qu'une extrasystole ou que l'impression de tomber dans le vide pendant l'assoupissement qui précède le sommeil, un saisissement proche du contact furtif et visqueux de la culpabilité, quand on ment bêtement sans même savoir que l'on dit un mensonge et sans en deviner les conséquences, bien entendu. Mais de même que le coeur rétabli se souvient de la palpitation qui a rompu sa cadence, de même que l'état de veille héberge le souvenir nébuleux de la chute qui a suivi notre endormissement et de même que la conscience nous accable d'une sorte de douleur rétrospective chaque fois que nous évoquons un pieux mensonge involontaire, la rencontre de la vie invisible lance son retentissement sur l'individualité que l'on croyait indemne à l'abri des périls. Tantôt cette vie invisible revêt la texture prolixe et inextricable d'un tapis, tantôt la diaphanité enveloppante d'une gaze; à peine en a-t-on frôlé la trame que l'on se replie, craintif ou échaudé, comme l'escargot dans sa coquille, mais en emmenant avec soi dans son refuge, et pour toujours, la réminiscence de ce contact aussi vivace et persistant qu'une faute que l'on laisse pourrir dans le silence, aussi obstinément harcelant que ces secrets que l'on aurait préféré ne pas connaître."

Tel est le sombre avertissement qui fait office de prologue à cette monumentale "Vie invisible". Tout commence le 11 septembre 2001, et l'ombre de la folie destructrice d'Osama Ben Laden et des talibans planera sur tout le livre. Alejandro Losada, un jeune écrivain espagnol dont les premiers romans ont rencontré un certain succès, envisage d'annuler un voyage à Chicago qu'il doit effectuer quelques semaines plus tard pour y donner une conférence. Mais Laura, sa fiancée qu'il va épouser dans quelques mois, le persuade de partir... pour découvrir une ville inconnue, les gens qui y vivent et leurs secrets, et peut-être même un nouveau sujet de roman. Et l'espoir d'Alejandro sera exaucé. Deux rencontres le mèneront au secret de Chicago, au secret de la vie invisible. Elena, une de ses "fans" qu'il a rencontrée dans l'avion. Et puis Tom Chambers qui l'aborde à la sortie de sa conférence en lui proposant de lui révéler le destin de Fanny Riffel, un ancien modèle qui fit la page centrale de Playboy au début des années cinquante avant de disparaître mystérieusement.

C'est un terrible secret que l'on aurait préféré ne pas connaître: celui de l'infinie cruauté des hommes précipitant leurs victimes dans la folie et la destruction, celui de l'aveuglement, de l'égoïsme et de la lâcheté d'hommes ordinaires dont les conséquences se révèlent aussi lourdes que celles de la cruauté pure car "l'on ne fait rien impunément, même pas les actes qu'on ne peut pas accomplir jusqu'au bout, ni les fautes les plus vénielles ou les plus honteuses que l'on croyait reléguées dans les oubliettes de la clandestinité." Juan Manuel de Prada nous entraîne en une plongée en apnée dans l'antre de l'hydre de la folie, à la recherche d'un improbable rachat. C'est noir, glauque, étouffant, écoeurant. On patauge dans la sanie, le sperme, au milieu de bandages sanguinolents et de plaies purulentes. L'écriture de Juan Manuel de Prada, passant sans transition de la préciosité à l'abjection, les phrases très longues et la progression très lente de l'intrigue, contribuent encore à renforcer la sensation d'étouffement et d'écoeurement, au point que j'ai ressenti plus d'une fois l'envie de refermer "La vie invisible" pour n'y plus revenir. Mais force m'est de constater, une fois la dernière page tournée, que cette approche a priori rebutante sert parfaitement le propos du livre.

Juan Manuel de Prada confirme son talent et il nous donne ici un roman magistral. Seul réserve: estomacs sensibles s'abstenir. Ceci dit, si vous tentez l'aventure de "La vie invisible", et qu'il vous vient le besoin d'une bouffée d'air pur, Rick Bass vous fournira d'excellents médicaments pour soulager vos maux d'estomac ;-).

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