Regards et jeux dans l'espace
de Saint-Denys Garneau

critiqué par Vigno, le 24 août 2005
( - - ans)


La note:  étoiles
L'aventure spirituelle de Saint-Denys Garneau
Hector de Saint-Denys Garneau et ses Regards et Jeux dans l’espace ont marqué l’histoire de la poésie québécoise au milieu des années 30. Alors que le Québec était enlisé dans la poésie régionaliste et dans l’esthétique romantico-parnassienne, Garneau innove en proposant une poésie moderne, à l’heure de l’Europe : il a lu les surréalistes et Éluard, mais aussi Reverdy et Supervielle. Froissé par la réception critique de son livre, il le retira du marché, abandonna progressivement ses activités littéraires, quitta la ville pour se réfugier à Sainte-Catherine-de-Fossambault, là où vivait également sa petit cousine, Anne Hébert. La publication posthume des Solitudes et de son Journal témoigne d’une recherche spirituelle exigeante, mais aussi d’une culpabilité destructrice. Accuser la société québécoise de l’époque, ses amis intellectuels n’ont pas manqué de le faire. Garneau est mort à 31 ans.

Le recueil s’ouvre sur la joie malicieuse des enfants à construire le monde, comme le poète le fait avec les mots : « Un enfant est en train de bâtir un village / C'est une ville, un comté / Et qui sait/Tantôt l'univers. » Il se poursuit dans la contemplation des paysages qui exultent de lumière : « Ô mes yeux ce matin grands comme des rivières / Ô l'onde de mes yeux prêts à tout refléter ».

Le jeu et de la contemplation ou même l’art ne réussiront pas à conjurer ses démons intérieurs : c’est la chute progressive vers la solitude, l’ennui, l’impuissance, l’incompréhension, l’enlisement : «Un homme d'un certain âge / Plutôt jeune et plutôt vieux / Portant des yeux préoccupés / Et des lunettes sans couleur / Est assis au pied d'un mur / Au pied d'un mur en face d'un mur ». C’est la fermeture à l’autre, tenu à distance : « Moi ce n'est que pour vous aimer / Pour vous voir / Et pour aimer vous voir / Moi ça n'est pas pour vous parler / Ça n'est pas pour des échanges / conversations / Ceci livré, cela retenu / Pour ces compromissions de nos dons »

Le recueil se ferme sur le repli stoïque d’un être dévoré de l’intérieur par un oiseau carnassier. « Je suis une cage d'oiseau / Une cage d'os / Avec un oiseau / L'oiseau dans ma cage d'os / C'est la mort qui fait son nid »

Le recueil fait appel à une riche symbolique (l’eau, l’arbre, le soleil, les mains, les fontaines, l’oiseau…), le style est très dépouillé, souvent à la limite de la rectitude syntaxique.
Un des plus grands poètes québécois modernes! 10 étoiles

Ce recueil m'a beaucoup touchée par ses poèmes mélancoliques et ses thèmes poignants, tels l'enfance, l'amour et la mort. Saint-Denys Garneau, ce jeune poète des années 30, est considéré comme le principal "poète de la Solitude", un groupe de jeunes poètes modernistes qui se sentent étouffés sous le régime de peur ultratraditionaliste de Maurice Duplessis.

Dans une certaine mesure, j'ai l'impression que Saint-Denys Garneau me ressemble : jeune, étouffé dans une société médiocre, révolté contre une vieillesse nostalgique d'un passé révolu. Quand je pense (excusez-moi toutes ces références politiques) à toutes ces manifestations menées par les jeunes partout dans le monde en 2011, quand je pense à la jeune Brigette Depape qui a brandi la pancarte "Stop Harper!" au Parlement au risque de perdre sa job, quand je pense que ce sont surtout les jeunes Québécois qui ont tassé le Bloc au profit du NPD aux dernières élections fédérales, on voit clairement que la génération Y ressemble à la "Génération Perdue" de Saint-Denys Garneau. Elle essaie de crier sa révolte, de proposer de toutes nouvelles idées, mais on les étouffe, on les méprise, on les opprime. La caste qui domine la société est aveugle, coincée dans le passé, déconnectée de la réalité.

Saint-Denys Garneau décrit très bien sa génération dans son poème "Le jeu", agrémenté de "Nous ne sommes pas" (qui je dois l'avouer est mon préféré) :

"Ne me dérangez pas je suis profondément occupé

Un enfant est en train de bâtir un village
C'est une ville, un comté
Et qui sait
Tantôt l'univers.
Il joue
Ces cubes de bois sont des maisons qu'il déplace
et des châteaux
Cette planche fait signe d'un toit qui penche
ça n'est pas mal à voir
Ce n'est pas peu de savoir où va tourner la route
de cartes
Ça pourrait changer complètement
le cours de la rivière
À cause du pont qui fait un si beau mirage
dans l'eau du tapis
C'est facile d'avoir un grand arbre
Et de mettre au-dessous une montagne
pour qu'il soit en haut.
Joie de jouer ! paradis des libertés !
Et surtout n'allez pas mettre un pied dans
la chambre
On ne sait jamais ce qui peut être dans ce coin
Et si vous n'allez pas écraser la plus chère
des fleurs invisibles
Voilà ma boîte à jouets
Pleine de mots pour faire de merveilleux
enlacements
Les allier séparer marier
Déroulements tantôt de danse
Et tout à l'heure le clair éclat du rire
Qu'on croyait perdu

Une tendre chiquenaude
Et l'étoile
Qui se balançait sans prendre garde
Au bout d'un fil trop ténu de lumière
Tombe dans l'eau et fait des ronds.
De l'amour de la tendresse qui donc oserait en douter
Mais pas deux sous de respect pour l'ordre établi
Et la politesse et cette chère discipline
Une légèreté et des manières à scandaliser les
grandes personnes
Il vous arrange les mots comme si c'étaient de
simples chansons
Et dans ses yeux on peut lire son espiègle plaisir
À voir que sous les mots il déplace toutes choses
Et qu'il en agit avec les montagnes
Comme s'il les possédait en propre.
Il met la chambre à l'envers et vraiment l'on
ne s'y reconnaît plus
Comme si c'était un plaisir de berner les gens.
Et pourtant dans son oeil gauche quand le droit rit
Une gravité de l'autre monde s'attache à la feuille
d'un arbre
Comme si cela pouvait avoir une grande importance
Avait autant de poids dans sa balance
Que la guerre d'Éthiopie
Dans celle de l'Angleterre.

Nous ne sommes pas des comptables
Tout le monde peut voir une piastre de papier vert
Mais qui peut voir au travers
si ce n'est un enfant
Qui peut comme lui voir au travers en toute liberté
Sans que du tout la piastre l'empêche
ni ses limites
Ni sa valeur d'une seule piastre
Mais il voit par cette vitrine des milliers de
jouets merveilleux
Et n'a pas envie de choisir parmi ces trésors
Ni désir ni nécessité
Lui
Mais ses yeux sont grands pour tout prendre".

Après cette lecture, ne voyez-vous pas une ressemblance troublante avec la génération Y ?

Montréalaise - - 30 ans - 9 octobre 2011