Bardo or not Bardo
de Antoine Volodine

critiqué par Paracelse, le 29 avril 2005
(Paris - 61 ans)


La note:  étoiles
Mourir c'est juste un tout petit pas en avant...
Humour noir et burlesque sont au rendez-vous avec ce dernier livre d’Antoine Volodine qui s’est inspiré du Livre des morts tibétains pour nous livrer une sorte de En attendant Godot plus mordant et décalé encore que le livre de Beckett.

Le postulat de départ est simple. Dans la logique bouddhiste, le défunt doit traverser un monde intermédiaire, appelé le « Bardo », et ce pendant quarante-neuf jours, avant d’accéder, au mieux, à la lumière, au pire, à une nouvelle réincarnation qui peut s’avérer tout aussi absurde que la mort elle-même. Mais avec Volodine, le postulat n’existe que pour être détourné ; et avec lui, le mieux n’est jamais sûr, et le pire souvent recherché… Et ce, malgré les injonctions des quelques lamas tibétains qui jalonnent son livre, lamas tout aussi déjantés que les défunts qu’ils sont sensés accompagner.

Parce qu’allons-y pour la galerie des personnages ! Tous ingérables et irrécupérables… Tueurs, mafieux, révolutionnaires, clown, ivrogne, banquier, terroriste, ratés… que des fous et des sourds qui s’ignorent… car personne n’écoute personne, encore moins dans ce monde intermédiaire où l’accès au repos éternel est loin d’être une partie de plaisir, mais où on se demande aussi si l’éternité est finalement souhaitable… Mais entre ceux qui se plaisent tellement dans le Bardo qu’ils ne veulent plus en sortir, ceux qui n’ont pas conscience d’être morts, ceux qui pensent rêver, ceux qui se croient à une émission de radio, ceux qui pensent à une farce, ceux qui refusent d’écouter les conseils, ceux qui s’en foutent… Sans compter que les lamas eux-mêmes sont tout autant imprévisibles… à préférer lire par exemple des recettes de cuisine ou des poèmes plutôt que le « Bardo Thöddol », Volodine s’en donne à cœur joie pour notre plus grand plaisir ! Et dans cet univers absurde, encore plus que la vie ou l’éternité elle-même, on s’interroge si les ennuis ne sont pas plus importants une fois la vie à trépas…

Bref, le ton est donné ! La mort n’étant qu’une incongruité de plus, mieux vaut alors en rire ! Et les prétextes sont légion dans ces pages, tout aussi transitoires que le Bardo qu’elles décrivent ; c’est un des charmes d’ailleurs de ce livre, puisqu’il peut être ouvert à n’importe quel chapitre, les saynètes se suivant sans se ressembler, ou plutôt se ressemblant trop pour que ça soit gênant de les permuter.

En tout cas, entre les gaffes et l’amateurisme des défunts comme des bonzes, les hallucinations et délires des uns, les quêtes absurdes et beuveries des autres, les règles que personne bien sûr n’applique, les conseils que personne bien sûr ne suit, on rit beaucoup… même si on grince des dents aussi. Parce que la vie est certes une tragédie, mais la mort une bouffonnerie de plus, où les identités sont plus qu’incertaines et les masques dérisoires, et où les actes sont tout autant illogiques et ne mènent bien sûr nulle part. La mort est loin d’être une délivrance, mais une tartufferie qui confine au grotesque. Et le Bardo un huis clos dérisoire lui aussi qui emprisonne plus qu’il ne libère. Restent l’ironie et l’humour, salvateurs. Comme le dit lui-même Volodine : " Dans mes livres, je m'acharne à jouer avec l'après-décès".

Ce livre iconoclaste est ainsi très vivifiant. Jubilatoire. Baroque et fantaisiste. Et finalement très poétique. A l’image de ce Juke-Box incongru de ce Bar du Bardo crépusculaire où on peut monologuer jusqu’au bout de la nuit tout en buvant un coup !

Et on aimerait bien que cette histoire, que ces histoires plutôt, soient adaptées au théâtre, par un Jean-Michel Ribes par exemple, l’écriture d’Antoine Volodine, les personnages et les scènes visuelles s’y prêtant particulièrement.
En français dans le texte … 9 étoiles

Le Bardo, ça vous dit quelque chose ? Que ceux qui répondent « Brigitte » prennent la porte !
Le Bardo, dans le « Livre des morts » tibétain, c’est – simplifié pour les ignorants que nous sommes – l’état intermédiaire dans lequel erre notre âme à notre mort avant une éventuelle réincarnation. Cet état intermédiaire durerait quarante-neuf jours. Quarante-neuf longs jours à errer dans l’obscurité, sous terre, à subir des apparitions, tentatrices, afin de détourner l’âme du but théorique de parvenir à l’illumination finale, se fondre dans le Bouddha afin d’échapper au cycle infernal des réincarnations.
A la mort d’un être humain, les lamas tentent de communiquer avec lui pendant son passage du Bardo pour lui apporter aide, soutien et connaissance et l’aider à échapper aux réincarnations.

Maintenant, c’est la voix de l’officiant qui reprend, la voix de Baabar Schmunck, le lama. Elle ne s’était pas interrompue, mais on ne lui avait pas prêté attention pendant tout ce temps. Et maintenant, on l’entend. L’admirable vibration du gong l’accompagne.
-Ô Glouchenko, dit paisiblement Schmunck, ô, fils noble, à un moment de ta vie passée, tu as reçu chez nous un enseignement religieux de base. Et même si, après avoir «été proche de nous, tu t’es éloigné de nous, ne te détourne pas à présent de la Voie. Souviens-toi de ce qu’on t’a enseigné. (Gong) Accepte de te dissoudre dans le Vide et dans la Claire Lumière dès que l’occasion s’en présentera. Renonce à exister de façon consciente et individuelle. (Gong) Sinon, tu devras marcher quarante-neuf jours, assailli de visions effroyables, avec pour seule perspective la réincarnation dans un homme ou un animal. Par exemple, la réincarnation dans un porc-épic ou un singe. (Gong) Un porc-épic qui renifle stupidement ou un singe hurleur. Par exemple. (Gong) Ecoute mes conseils, Glouchenko. Ne te laisse pas influencer par ce que te dicte ton esprit confus. »

Evidemment, les liaisons entre les vivants et les âmes errant dans le Bardo ne sont pas d’une grande qualité et la confusion dans laquelle errent ces âmes qui ne se croient pas forcément mortes n’est pas simple. Antoine Volodine nous traite ceci … à la Volodine. Ses fameuses « entrevoûtes », genre de nouvelles en principe détachées les unes des autres mais en pratique se répondant l’une ou l’autre sur de petits passages, à la marge … ces constructions conviennent fort bien ici. Dans l’obscurité du Bardo où nous nous trouvons, on n’y voit goutte de toutes façons et mélanger Glouchenko, Schmunck, Kominform, Strohbusch, … (ah, les noms dégottés par Antoine Volodine !), pourquoi pas ?
D’autant que lorsqu’on connait l’attirance d’Antoine Volodine pour tout ce qui touche à la zone de fin de vie, de fin du monde, on se dit qu’il barbotte en terrain chéri. Et c’est vrai. Et on y croit à son Bardo, même non lamaïste (et je ne suis pas lamaïste !).
C’est puissant, habité, halluciné. Antoine Volodine à son meilleur …

Tistou - - 67 ans - 14 avril 2014