Refus de témoigner de Ruth Klüger

Refus de témoigner de Ruth Klüger
( Weiter leben)

Catégorie(s) : Littérature => Biographies, chroniques et correspondances

Critiqué par Gobu, le 13 avril 2005 (Messancy (Arlon), Inscrit le 30 mars 2005, 69 ans)
La note : 10 étoiles
Moyenne des notes : 10 étoiles (basée sur 2 avis)
Cote pondérée : 7 étoiles (2 188ème position).
Visites : 4 836  (depuis Novembre 2007)

Défense de survivre

« Refus de témoigner » n’est pas un énième livre sur la tragédie de la Shoah, pas plus qu’un nouveau catalogues d’horreurs nazies inédites. Et d’abord Ruth Klüger n’est pas un tout petit pourcentage dans une effrayante statistique de mort, elle n’est pas, surtout pas, le numéro qu’on lui a tatoué sur l’avant-bras à treize ans.

Ruth Klüger est une petite fille autrichienne, plus exactement viennoise, ce qui est doublement autrichien. Sa mère, autoritaire et un peu paranoïaque, et son père, médecin sans grande clientèle, ne formaient sans doute pas un couple moins névrosé que la plupart des patients du Dr Freud dans la Vienne de la fin des années 30. On connaît la suite. L’Anschluss, le voyage triomphal du Führer, l’Autriche soudain tapissée de croix gammées. Et le déchaînement de la fureur antisémite, tout de suite. Des Juifs sont lynchés dans la rue, d’autres disparaissent, d’autres encore, quand ils ont de l’argent, émigrent. Son père s’en va. En France, d’où il n’échappera pas à Auschwitz.

La petite Ruth reste avec sa mère. En quelques mois, les Juifs autrichiens n’ont plus aucun droit, ne sont plus des citoyens, et sont soumis à l’autorité de la Police, c’est-à-dire les SS. Les petits enfants juifs n’ont pas le droit d’aller au cinéma. Ruth y va quand même. Na ! Une voisine, cheftaine à bouclettes des jeunes nazillonnes du quartier, la reconnaît et l’humilie publiquement. Elle y retournera pourtant. En 1943, la population juive de Vienne n’est plus qu’un fantôme exsangue. Quatre-vingt dix pour cent de ses membres ont disparu, la plupart dans ces fameux convois qui vont vers l’Est. Dès l’âge de douze ans, Ruth pressent que derrière tous les euphémismes employés par les grandes personnes pour évoquer ces disparitions, « réinstallation » « déplacement administratif » « colonies de travail » se dissimule une insoutenable vérité : la mort des Juifs.

Au milieu de l’année 43, Ruth et sa mère sont déportées au camp de transit de Theresienstadt, en Tchécoslovaquie. Une sorte de révisionnisme sournois voudrait que le camp de Theresienstadt ait été, au moins en partie, ce que les nazis en avaient montré dans leurs films de propagande, une sorte de colonie de vacances pour privilégiés juifs, au régime plutôt agréable. Mensonge. Terezin (comme l'appelaient les tchèques) était avant tout un camp de transit, un sas entre la déportation et les camps de la mort. Sur plus de 300 000 personnes qui y sont passées, à peine 20 000 ont survécu. Terezin, c’était aussi, nous rappelle la petite fillette de douze ans, 150 000 captifs sur 2,2 Km2. Une concentration insupportable, toujours du monde partout, dans les rues, dans les chambres, dans les pièces communes, partout des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, essayant de s’organiser pour ne pas devenir fous de promiscuité, d’ennui, de désespoir. La petite Ruth fait partie de ceux qui s’organisent. Dans son dortoir de filles (trente filles dans douze mètres carrés) avec les militantes sionistes. Dans les ruelles et les corridors du ghetto (car Terezin était un ghetto) en prenant clandestinement des leçons de classe avec des professeurs de fortune. Dangereux : la possession d’un livre était un crime à Terezin. Elle a faim. Tout le temps faim. Et souvent froid. Une année d’enfance à Terezin. La sienne.

En été 44, on la déporte de nouveau, en compagnie de sa mère. L’interminable trajet, en wagons, non à bestiaux, comme elle le rappelle, les nazis ne traitent même pas leurs bêtes aussi mal, mais wagons de marchandises bourrés de chair humaine et de bagages, presque hermétiquement fermés. Un avant-goût de la chambre à gaz. Elle arrive à Auschwitz. On n’élimine plus systématiquement les Juifs. Le Reich est en péril, on a besoin de main d’œuvre. Même juive. La petite Ruth, treize ans, est marquée comme un animal. Avec sa mère, elle survivent plusieurs mois dans le camp des femmes de Birkenau. En face des installations de mort. La petite Ruth veut vivre. Autour d’elle, on disparaît. Elle écrit des poèmes, sur des rognures de papier, elle sait déjà que rien de bon ne sort des camps de la mort, pas même de la bonne poésie, mais elle écrit quand même. Parce que ceux qui assassinent des siens l’interdisent. Lorsqu’on sélectionne une fournée de travailleuses pour l’Allemagne, elle ment sur son âge et annonce quinze ans. C’est une auxiliaire allemande qui lui a soufflé de le faire. Petit récif d’humanité dans un océan de barbarie.

Elle ira en Allemagne, dans un camp de travail dépendant de Gross-Rosen. Le froid de nouveau, la faim. Elle n’est pas une victime qui a froid qui a faim, qui pleure, elle est la petite Ruth Klüger, de Vienne. Elle parle allemand, de même que sa mère. Dans l’immense chaos du début de l’année 1945, elles s’évaderont, se mêleront au flot de réfugiés allemands qui fuit l’avance de l’Armée Rouge, elles connaîtront l’indifférence parfois méfiante qui accueille les rescapés du massacre, elles iront à Tel-Aviv, New York, Ruth retournera même en Allemagne, enseigner la littérature allemande à de jeunes allemands dont les grands-parents avaient voulu la tuer. Elle ne reconnaît à quiconque le droit de lui demander des comptes. Rien de bon n’est sorti des camps de la mort. Sauf des gens comme Ruth Klüger, de Vienne. Qui n’est pas un numéro. Shalom, Ruth.

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Un livre magistral

10 étoiles

Critique de Cyclo (Bordeaux, Inscrit le 18 avril 2008, 78 ans) - 1 janvier 2015

Il s'agit ici d'une autobiographie (donc d'un témoignage individuel) par quelqu'un qui, enfant née en 1931, est passée du quartier juif de Vienne, où elle a connu l'Anschluss, au ghetto de Theresienstadt, puis au camp d'Auschwitz, avant d'être transférée à l'âge de douze ans au camp de travail de Christianstadt. Alors, effectivement, peut-on continuer à vivre après ? Elle s'est libérée elle-même avec sa mère et son amie Ditha pendant la débâcle allemande, s'est trouvée réfugiée en Bavière, où elle a repris des études jusque-là très lacunaires (mais la petite Ruth lisait tout ce qui lui tombait sous la main, et était férue de poésie, elle a toujours écrit des poèmes, même dans les camps), puis a fini par immigrer aux USA, où elle est devenue professeur d'université.
Ce qu'elle cherche ici, c'est inventer les mots pour le dire, cet infernal moment vécu à une époque donnée dans un lieu donné, cette Allemagne prétendument civilisée : «Moi aussi, j‘aimais la culture, pour autant que j‘avais pu y accéder dans les livres, mais je ne croyais pas qu‘elle constituât une garantie ni créât une communauté.» Longtemps, elle n'a pas pu parler, le témoignage paraissait impossible, parce que les autres ne comprennent pas, ni les libérateurs (d'un côté, les violeurs venus de l'Est et de l'autre, le voyeurisme distingué de ceux de l'Ouest, qui photographient à tout va comme les bourreaux nazis) ni les Allemands de l'après-guerre, dont l'antisémitisme larvé la navre, sans oublier la suspicion généralisée : après tout, puisqu'elle en était revenue, de cet enfer, c'est qu'il n'était pas si terrible que ça (relisons dans les "Cahiers de la guerre" de Marguerite Duras le récit du retour à la vie de Robert Antelme) ! Alors, elle va jusqu'à imaginer ce qu'elle n'a pas vécu mais seulement côtoyé : les chambres à gaz, où son père est mort, vision dévastatrice pour elle, car elle sait que les adultes, plus forts que les enfants, les piétinaient dans ces chambres et les écrasaient. Ruth a donc tutoyé de près la mort, mais s'est constamment révoltée contre le fait d'être traité en sous-humains.
Quand elle débarque à New York, elle s'aperçoit vite qu'on n'y mélange pas «les torchons avec les serviettes», et qu'elle n'est qu'une pauvre immigrante, dans un pays où il vaut mieux être un homme, et blanc de préférence, pour trouver une bonne place. Mais elle est ravie d'y voir à satiété le Guernica de Picasso, peinture elle aussi momentanément en situation de «réfugiée». Et elle se lie d'amitié avec trois autre juives, dont Anneliese, qui a passé la guerre dans un sanatorium en Suisse, et en est sortie guérie, mais handicapée, marchant avec des cannes : «J'apprenais péniblement ce qu'on apprend en amitié, descendre son propre fardeau de sur son dos et le transformer en s'en servant comme d'un outil permettant de saisir et de comprendre, au lieu de s'essouffler à se débattre entre ses propres fils de fer barbelés.»
Mais «comment faut-il donc vivre pour mériter sa vie ?», s'interroge-t-elle. Et il faudra un accident, dans les années 80 (elle est renversée par un vélo et donc touche de nouveau de près à la mort), pour qu'elle se décide à rompre sa réserve : surtout pour ne pas laisser les autres, ceux qui n'ont pas vécu l'enfer, le recomposer à sa place et le déformer. Et pour indiquer avec des mots (mais le langage humain n'a pas été fait pour ça) l'insoutenable, décrire l'indescriptible d'une expérience unique, d'où rien de bon n'est sorti (voir le portrait de sa mère), et surtout pas la tolérance : «Plus la situation est difficile à supporter, plus la tolérance, toujours précaire à l‘égard du voisin, s‘amenuise, et les liens familiaux deviennent de plus en plus fragiles.» Et elle découvre le mépris envers les femmes (son premier mari américain, un «héros» de la guerre, par exemple). En ce sens, ici, Ruth Klüger se bat contre les idées reçues et son livre peut causer un malaise chez le lecteur.
Quand elle nous dit : «Les torturés et les violés ont en commun que le fait que le temps ne balaie pas ce qui leur est arrivé, et que, contrairement à ceux qui ont souffert d'un accident ou d'une maladie, ils doivent toute leur vie trouver le moyen de vivre avec ce qui leur a été infligé», on comprend qu'elle ne parle pas pour ne rien dire. Elle nous fait prendre conscience que dans notre vie ordinaire, on est rarement en posture de choisir un acte libre, tandis que, quand elles fuyaient avec leurs bourreaux l'avance des Russes (et qu'elles savaient que les Russes avaient la réputation d'être d'implacables violeurs), elles décident de s'enfuir un soir, de fausser compagnie aux soldats et elle peut écrire, parce que c'est inscrit dans sa chair : «Ce qu'on qualifie communément de décision ne mérite que rarement ce nom. On se laisse porter par des événements, même dans des situations graves. Mais lorsqu'on a un jour décidé librement, on sait la différence entre agir et se laisser actionner, mouvoir et être mû.» Oui, ce n'était pas évident, pour elle, sa mère et son amie Ditha, après des années de servitude, de poser un acte libre et dangereux, dans une Allemagne déliquescente, et alors qu'elles n'avaient rien que leurs costumes du camp et connaissaient «l'angoisse d'être sans défense.» Elles ont passé leur première nuit dans une étable, réchauffées par les vaches. Puis elles se sont débrouillées pour se mêler aux innombrables fuyards (car la population allemande aussi fuyait dans un exode comparable au nôtre de 1940), trouver des vêtements, dénicher un pasteur compatissant qui leur a fait de faux certificats de naissance de non-juives.
Quand dans le camp, elles avaient pris l'orpheline Ditha sous leur protection, Ruth et sa mère continuaient à témoigner de l'humanisation de la personne : «Pour nous, non seulement Ditha existait, mais son existence importait, de sorte qu'elle existait aussi pour elle-même.» Ce qui les a sauvées aussi peut-être, c'est leur capacité à être fortes et à développer «l'affirmation de soi qui consiste à s'imposer volontairement une discipline particulièrement difficile.» Plus tard, le contact d'Anneliese, alitée pendant des années, a développé en Ruth l'idée de l'unicité de l'expérience individuelle, ce qui la rend inconcevable pour quelqu'un d'autre : «La maladie, comparable à une prison, on aurait pu croire que je saurais me représenter la chose ainsi, mais je ne pouvais pas imaginer qu'on grandisse et qu'on prenne de l'âge couché dans un lit.»
Voilà un livre magistral, pas facile à lire (ce n'est pas une galéjade ni un roman de gare), mais pas difficile non plus, un livre rude, hérissé de vérités pas toujours agréables à entendre, et présenté « sans les lissages et les enjolivures qui éliminent par filtrage, dans le récit ultérieur, le sable et les graviers du vécu réel.»

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