Terre à bonheur
de Eugène Guillevic

critiqué par MOPP, le 10 avril 2005
( - 87 ans)


La note:  étoiles
l'épaisseur des mots
Voici un livre intéressant à plus d'un titre. C'est une édition définitive de deux recueils "Envie de vivre" (1951) et "Terre à bonheur" (1952) écrits dans une "période de basses eaux" (cf. Guillevic), pendant la guerre froide.

Dans ces recueils, le militant communiste GUILLEVIC prenait des positions politiques et son potentiel de créativité était en très nette baisse.

En 1985, le poète, sorti du communisme, revoit sa matière avec son épouse : le voilà coupant, coupant, évacuant l'inutile, pour arriver à la simplicité qui donne tout son poids au mot, pour entrer dans l'universel. Un exemple dans "Exposé" : il remplace 9 vers de démonstration par seulement 2 vers de plénitude (cf. fin du poème donné pour illustrer ce fait) :

XXII

Parce qu'un homme a parlé,
Parce qu'une femme a redressé son buste,
A cause d'un cri, à cause d'un drapeau,
A cause d'une balle, à cause d'un chant,

Parce que la foule avance et tout à coup
Le silence est plus fort que tout,

L'histoire est là qui s'installe,
Inscrite pour la durée des temps.

¤

Et ce poème prend de l'ampleur grâce à l'ellipse ! Oui, simplifier, toujours simplifier, telle fut son objectif dans cette version qui contient maints documents, manuscrits autographes.

Oui la poésie de GUILLEVIC est une poésie du réel (cf. aussi PONGE, J. FOLLAIN). mais cette poésie réaliste (cf. ARAGON) est plus qu'une poésie de combat. Elle n'est nullement figée, elle est dynamique : le réel n'est qu'un aliment de cette poésie, l'exigence profonde de GUILLEVIC étant de REGARDER les choses.

C'est pourquoi je vous livre ce dernier poème que je trouve superbe :

XIII

Roses,
Presque lèvres,
Presque corps,

Roses,
Plus que fleurs,
Presque porte à l'entrée
Du corps qu'on touchera,

Près de vous je sais mieux
Ce que c'est que des lèvres
Et ce qu'apporte un corps.

¤

Bonne lecture...
Le juste et le beau 8 étoiles

Belle critique, Mopp, qui nous interroge à nouveau sur la beauté du poème. Il semblerait que le mot JUSTE soit préférable au mot réputé "beau"...

Témoins ces textes :

"L’armoire était de chêne
Et n’était pas ouverte.

Peut-être il en serait tombé des morts,
Peut-être il en serait tombé du pain.

Beaucoup de morts.
Beaucoup de pain."

Quand deux mots justes et simples "se rencontrent pour la première fois", la poésie, peut-être, a une chance de naître :

"Le temps qui peut changer
le nuage en nuage
Et le roc en rocaille,

Qui fait aussi languir
Un oiseau dans les sables

Et réduit au silence
De l’eau pure tombée
dans l’oubli des crevasses,

Le temps existe,
À mi-chemin."

Et nous aussi, nous sommes toujours à mi-chemin.

Lucien - - 68 ans - 10 avril 2005