Présent et avenir
de Roland Cahen, Carl Gustav Jung

critiqué par Fee carabine, le 2 avril 2005
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Un écrit testamentaire
Dans cet essai écrit en 1956, Carl Gustav Jung se livre à l'exercice délicat de proposer une vision prospective du destin de l'homme et de l'humanité, à la lumière de ses conceptions psychologiques et des derniers développements de la situation internationale où une confrontation tendue entre l'occident capitaliste et l'URSS stalinienne avait succédé à la deuxième guerre mondiale. Le contexte politique a bien changé depuis lors, et en cela "Présent et Avenir" est daté. Mais cette réserve faite, Carl Gustav Jung ouvre dans ce livre de nombreuses pistes pour une réflexion bien d'actualité.

Selon Jung, la problématique est la suivante: l'homme contemporain a tendance à se "fondre dans la masse" et à abdiquer sa responsabilité morale et son individualité, ce qui l'expose à certains risques au 1er rang desquels se trouve l'apparition d'"une tyrannie doctrinaire et autoritaire" accompagnée de toutes les dérives dont le régime nazi ou l'URSS de Staline ont pu donner l'exemple... Et dans "Présent et Avenir", Jung s'intéresse tout autant aux causes de cette situation qu'aux solutions possibles.

Parlons tout d'abord des causes. Avec le développement du rationalisme, la société occidentale s'est retrouvée de plus en plus imprégnée par l'esprit et la démarche scientifique, un esprit et une démarche qui visent une connaissance et une description générale du monde, faisant appel pour cela à la méthode statistique, avec pour conséquence une dévalorisation de l'unité et de l'individu: "(...) dès que l'individu s'identifie au sentiment écrasant de sa petitesse et de sa futilité, et qu'il en perd le sens de la vie - qui ne s'épuise pas dans la notion de la prospérité publique ou d'un niveau de vie améliorée -, il est déjà sur le chemin de l'esclavage d'Etat (...). Quiconque ne regarde que vers l'extérieur et les grands nombres se dépouille de tout ce qui pourrait l'aider à se défendre contre le témoignage de ses sens et contre sa raison." (p.28). Ceci nous vaut au passage quelques réflexions intéressantes sur le statut un peu particulier de la psychologie, une science proposant des théories fondées sur un ensemble d'observations et de connaissances et donc faisant appel aux méthodes statistiques, et une pratique thérapeutique qui place le patient - l'individu - au centre de ses préoccupations, en équilibre délicat entre connaissance et compréhension. Ce rationalisme ambiant serait aussi à l'origine du peu d'attention accordé par le public à la connaissance de soi, et surtout de son inconscient, ce qui laisse l'individu vulnérable à toute sorte de contamination psychique.

Au rationalisme à tout va et à la tentation pour l'individu de renoncer à ses responsabilités au profit d'une "instance supérieure", Jung propose d'opposer l'expérience religieuse qui seule est capable de faire contrepoids "à la contrainte irrépressible et concrète qui émane des circonstances extérieures et auxquelles est livré sans défense celui qui ne vit que dans le monde extérieur et qui ne se sait et ne se sent d'autres bases que celui de l'asphalte des villes". Jung prend du reste bien soin de distinguer l'expérience religieuse c'est-à-dire l'expérience intime et personnelle du rapport entre l'homme et "Dieu", de la pratique d'une confession et de l'appartenance à une Eglise ou à une autre institution religieuse (pratique qui peut relever d'un rite social, du poids des habitudes...). Cette expérience religieuse ne peut se concevoir que dans le cadre d'une exploration par l'homme de son monde intérieur, et elle va de paire avec une quête d'une connaissance de soi qui ne se limite pas à celle du moi conscient mais fait aussi la part belle à l'exploration de l'inconscient, lequel abrite les archétypes qui sont les sources de l'expérience religieuse, mais aussi l'ombre, la part obscure de l'individu dont il est important de prendre conscience afin de pouvoir faire face au danger de "contamination psychique" évoqué plus haut.

Tout ceci pour dresser une esquisse rapide et rudimentaire de ce livre où Carl Gustav Jung offre une réflexion à la fois très riche et très nuancée. Et pour conclure cette critique, je voudrais juste soumettre à votre réflexion ce passage concernant l'ombre:

"Il n'est d'être qui se situe ou qui puisse se situer en dehors de l'ombre collective de l'humanité et de sa noirceur. Que l'action abominable ait été commise il y a bien des génération, ou qu'elle se produise aujourd'hui, elle reste le symptôme d'une disposition existant partout et toujours, et c'est pourquoi il est prudent de savoir que l'on possède une 'imagination dans le mal', car seul l'imbécile croit pouvoir se permettre d'ignorer et de négliger les conditionnements de sa propre nature. Or, précisément, rien n'est aussi redoutable que cette négligence; ce refus de voir et de s'avouer sa tendance au mal est le meilleur moyen de la transformer en un instrument aveugle, précisément asservi à ce mal. (...) Pour le problème qui nous agite, se donner des airs d'insouciance et de naïveté ne sert à rien. Au contraire même, ils séduisent et incitent à projeter dans 'l'autre' le propre mal que l'on ne veut pas voir en soi."