Le cavalier de Saint-Urbain
de Mordecai Richler

critiqué par Vigno, le 31 décembre 2004
( - - ans)


La note:  étoiles
Dangereux Richler
Rue Saint-Urbain tient davantage de la chronique que du récit malgré ce qu’en dit l’éditeur. Chacun des 10 chapitres, mettant en scène un événement qui a marqué le quartier juif de Montréal dans les années 1940-1950, pourrait constituer une nouvelle littéraire. Au centre de ces récits, la famille du narrateur, mais aussi le quartier, tant l’une ne va pas sans l’autre. En filigrane se dessinent les événements politiques, canadiens ou internationaux, qui interpellent la communauté juive.

Déjà, en 1945, Gabrielle Roy dans Bonheur d’occasion et Hugh MacLennan dans Two solitudes ont décrit l’univers schizophrénique de la ville de Montréal de l’époque. D’une part, sur la montagne, à l’ombre de leurs riches demeures vivaient les Anglais, propriétaires d’usines; d’autre part, dans le sud-est de Montréal, à l’ombre des usines, végétaient les « petits canadiens-français », porteurs d’eau, ouvriers et locataires. Richler reprend cette même vision, mais par le biais du ghetto juif, ce qui ajoute à l’éclairage.

On le sait, Mordecai Richler n’a jamais gagné de concours de popularité (et il n'en n'avait cure), aussi bien dans sa communauté que dans les communautés avoisinantes. Le génial écrivain se transformait en polémiste obtus lorsqu’il était question des revendications des Québécois. Il ne se gêna pas de mêler allégrement le nationalisme québécois à celui du Führer et, profitant de son statut, de publier le tout dans le New Yorker. C’est ici que nous intéresse Rue Saint-Urbain, publié en 1968. En quelque sorte, ce roman peut constituer l’archéologie de sa pensée, ou plutôt de sa rancune à l’égard des pea soups (surnom donné aux Québécois par les Anglais et que Richler utilise dans son roman).

Il suffit de citer quelques phrases pour comprendre sa vision des ethnies qui entourent la communauté juive. Commençons par les Canadiens français (ancien nom des Québécois) : « Les pea soups étaient tout juste bons pour faire l'entretien, nettoyer des brûleurs, ramoner des cheminées, conduire un ascenseur. On les disait menacés par la tuberculose, le rachitisme et la syphilis. Les femmes âgées lavaient les vitres et ciraient les sols en lino; les plus jeunes devenaient domestiques dans les maisons huppées d'Outremont, travaillaient à l'usine et vous accompagnaient au lit quand l'occasion s'en présentait. Les Canadiens français étaient nos schwartzes. » Pourtant, il écrit aussi que les Canadiens français sont ses « frères en oppression » comme les Noirs.

« La Main, rue des pauvres, était aussi une rue de démarcation. Plus bas, à l'est, les Canadiens français. Plus haut, à une certaine distance, les redoutés WASPS (protestants anglo-saxons de race blanche). Sur la Main elle-même, il y avait des Italiens, des Yougoslaves et des Ukrainiens, mais ils n'étaient pas considérés comme de véritables Gentils. Même les Canadiens français, nos ennemis pourtant, nous ne les détestions pas à mort. Comme nous, ils étaient pauvres et communs, ils avaient des familles nombreuses et parlaient mal l'anglais. Il est facile de comprendre, rétrospectivement, que la source réelle des difficultés, c'était le manque de dialogue entre nous et les Canadiens français. Nous nous repoussions des coudes; c'était à qui gagnerait d'être accepté par les WASPS. Aux préjugés des Canadiens français, nous opposions nos propres préjugés. Si nombre d'entre eux étaient persuadés que les Juifs de la rue Saint-Urbain étaient secrètement riches, eh bien! le Canadien français typique était pour moi mâcheur de gomme et faible d'esprit. Il coiffait ses cheveux graisseux avec une raie au milieu et affectionnait, en plus, une moustache taillée en coup de crayon. Le pantalon zoot qu'il ceinturait juste en dessous du sternum se terminait en fuseau et collait aux chevilles. Le crétin qui obligeait votre oncle à patienter à la Régie des alcools pendant qu'il essayait sans succès d'additionner trois nombres, c'était lui. S'il était employé aux douanes, il ne savait jamais quelle formule vous remettre. De plus, il tenait son emploi à la Régie ou à la douane ou dans tout autre service gouvernemental du seul fait qu'il était le second cousin d'un notaire de campagne … »

Et il y a cette petite phrase bien méchante sur les autres ethnies : « Il est vrai aussi que nos proprios, dans l’ensemble, étaient sans scrupules et que les Polonais, les Bulgares et autres racailles commençaient à s’immiscer ici ou là. »

Qu’on me pardonne ces longues citations qui véhiculent bien des préjugés de jeunesse (du moins ils sont présentés ainsi) de Richler à l’égard de ses congénères ! Souvent on rétorque qu’il n’épargne pas aussi les siens. Piètre argument, il me semble. Ce qui va tant déranger Richler, dans les années 1960, c’est que les Canadiens français, devenus les Québécois, vont les éclipser et reprendre en main ce Québec dont il constitue plus de 80% de la population. Pas facile de se retrouver au bas de l’échelle sociale (l’échelle Richler), pas facile de voir culbuter l’une après l’autre les idoles de son enfance (les WASPS de Richler).

Rendons à Richler ce qui lui appartient : le quartier, la famille et le jeune homme qu’il fut, il nous les rend éminemment sympathiques. Dommage qu’il n’ait jamais cessé d’exacerbé les vieilles rancunes ethniques !

Traduit par René Chicoine.
Prix du Gouverneur général 1968
L'Univers schizophrénique de la ville de Montréal 8 étoiles

Belle critique de la part de Vigno. Rien à ajouter. Il a tout dit et parfaitement bien. J'ai choisi un passage de son compte rendu comme titre à mon commentaire.

Mordecai Richler nous montre bien le vrai visage de Montréal dans ses oeuvres où apparaît comme titre Saint-Urbain. C'est le nom de la rue où il est né, l'une des rues qui avec Saint-Laurent et Clark nous fait pénétrer, comme on disait alors, chez les WASP (White Anglo-Saxon Protestant). D'ailleurs, cette abréviation servait aux francophones pour désigner toutes les ethnies, y compris les Italiens qui forment une communauté très vivante à l'intérieur de leur ghetto que nous qualifions affectueusement de "Petite Italie". Mordecai Richler met le doigt sur la plaque tournante qui sépare les winners des loosers. Cette donnée géographique et sociale pose toute la dialectique de l'identité. Évidemment, notre distingué auteur nous a classés dans la catégorie la moins prisée.

Même si Mordecai Richler accentue les différences pour mieux nous détester, il reste l'auteur, qui, mieux que Michel Tremblay né quelques rues à peine à l'est de Saint-Urbain, décrit le Montréalais dans toute sa complexité. L'oeuvre de Tremblay n'a pas la portée de son confrère juif. Elle ratisse le Plateau Mont-Royal, le quartier voisinant celui de Richler en lui donnant presque raison. Les personnages de Tremblay vivent les limites imposées par la classe dominante entourant le Mont-Royal sans montrer des signes très évidents de volonté de se prendre en charge. D'ailleurs, certains ont reproché à Tremblay d'avoir montré les Québécois dans leur petitesse. C'est peut-être ça qui a peiné Mordecai Richler. Si son oeuvre se voulait le coup de fouet pour nous stimuler? Nous aurions donc passé à côté de son message. J'en doute, surtout quand, par le biais des médias, ce polémiste se réjouissait de la mort de nos leaders politiques. Notons que Mordecai Richler est décédé en 2001.

Libris québécis - Montréal - 82 ans - 31 décembre 2004