Innocent
de Gérard Depardieu

critiqué par Eric Eliès, le 7 janvier 2024
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Un écorché vif, à la fois détestable et émouvant
J’avoue que c’est la polémique actuelle autour de Gérard Depardieu qui m’a incité, par curiosité, à jeter un œil dans ce livre écrit en 2014 ; le titre semble anticiper les accusations dont Depardieu est aujourd’hui l’objet mais le texte porte principalement sur son dégoût de la France et les raisons de son installation en Russie. Pour aller vite, j’étais curieux de savoir si Depardieu, qui revendique haut et fort, sur le 4ème de couverture, d’être un con (Je revendique complètement ma connerie et mes dérapages. Parce qu’il y a là quelque chose de vrai. (…) La vie d’un saint est chiante. Je préfère être ce que je suis. Continuer à être ce que je suis. Un innocent.), n’était que ça, juste quelqu'un que se croyait tout permis, ou s’il y avait autre chose, derrière son attitude et des propos qui ne peuvent que répugner. Je ne pensais pas acheter le livre mais j’ai été surpris, presque dérouté, par la véhémence de l’écriture et, surtout, par l’expression d’un désarroi et d’une souffrance, comme si cet homme était maladivement hypersensible et paumé dans une société dont il ne respecte pas les codes, souffrant autant qu’il fait souffrir. Ce livre, qui se lit très rapidement en moins de deux heures, est déroutant. Mal écrit et mal composé, plein de redites, d’incohérences et de contradictions, il est pourtant émouvant par sa spontanéité « bordélique », comme lorsqu’on écoute un inconnu qui soudain se met à déballer sa vie et à vider son coeur, en vrac et sans pudeur…

Il me semble que les maladresses du style attestent que le livre a été écrit par Gérard Depardieu lui-même, sans l'aide d’un journaliste, et peut-être d’un seul jet. Tout est écrit comme ça vient, essentiellement des tripes et du cœur, avec des ruptures de ton étonnantes (Depardieu interpellant parfois le lecteur, en le tutoyant sans aucune inhibition, comme s’il se tenait attablé face à nous, avec l’assurance de ceux que l’alcool rend intarissable) et des incohérences flagrantes, qu’un correcteur n’aurait sans doute pas laissées en l’état, tant Depardieu est capable de dire une chose et son contraire sur la même page ! Ce qui se dégage de cet apparent fatras est une sorte d’autoportrait en mouvement, saisi sur le vif, d’un homme complexe et torturé, d’un côté un "gros con" capable de toutes les outrances (juste pour le plaisir de se sentir « libre » et « vivant »), et de l’autre un artiste infiniment subtil et sensible à tout ce qui témoigne de la beauté du monde. La combinaison donne un homme totalement déséquilibré, à la fois violent (dans son appétit de vivre au présent) et fragile (dans sa spontanéité « innocente », qui confine à la naïveté dans son éloge de la Russie).

Quand on remet un peu d’ordre dans le déballage confus des chapitres, Gérard Depardieu apparaît comme un miraculé. Son père (le Dédé, qui vendait l'Humanité mais ne pouvait pas le lire) et sa mère (la Lilette), très pauvres et quasi analphabètes, ne le désiraient pas et ne lui ont donné aucune éducation ; Depardieu est né parce que sa mère n’a pas réussi à avorter puis il a été laissé à lui-même. Il a vécu son enfance dans une liberté totale, vagabondant par les champs et les rues au lieu d’aller à l’école, gagnant une réputation de voyou dans la petite ville de Châteauroux où il traînait souvent avec les truands, les prostituées et les GI américains en garnison. Les seuls qui lui ont prodigué des conseils utiles, ce sont les gendarmes (que par ailleurs il remercie dans le livre !) qui le ramassaient régulièrement. Il est entré dans le monde du théâtre et du cinéma presque par hasard, en suivant un ami montant sur Paris. Très vite, il séduit par une certaine animalité. Lui-même est séduit par la vitalité excessive des acteurs qu’il rencontre puis côtoie, notamment Pierre Brasseur, Jean Gabin et Jean Carmet, à qui il veut plaire. Il admire aussi la liberté artistique des réalisateurs (comme Maurice Pialat, Bertrand Blier, Truffaut ou Bertolucci), dont le talent parvient à capter l’air du temps dans des œuvres pourtant très personnelles. L’alcool, la bonne chère, la truculence, la paillardise, l’exubérance et tous les excès sont dans les usages du cinéma de cette époque ; les exemples que cite Depardieu, ainsi que sa nostalgie, montrent qu’il est de cette époque et non de la nôtre, où il n'a plus sa place (de même qu'un Claude François ou un Serge Gainsbourg seraient aujourd'hui sans aucun doute - et non sans raison - voués aux gémonies). Néanmoins, Depardieu n’est pas qu’un acteur doué qui se contente de profiter du système pour en jouir à fond ; il a une réelle sensibilité artistique et s’implique personnellement pour soutenir les réalisateurs qu’il aime et les aider à obtenir les financements nécessaires à leurs projets, comme Satyajit Ray qu’il va personnellement rencontrer en Inde (Depardieu relate d’ailleurs – ce que j'ignorais – que le scénario du film « E.T » tourné par Steven Spielberg résulte en fait du vol par Hollywood d’un projet initial de Satyajit Ray) et même Federico Fellini, qui peinait à financer son dernier film.

Les choses se compliquent quand Depardieu cesse de parler de cinéma pour exprimer son regard sur le monde. Sans nuance, il avoue, avec une grande agressivité, sa détestation de la société occidentale contemporaine, qu’il juge hypocrite, artificielle et servilement soumise aux marchés financiers, y compris le milieu du cinéma (il décoche notamment une pique à Pierre Niney qui, lors de la remise du César du meilleur acteur pour YSL, a remercié ses pairs pour leur bienveillance, suscitant l’irritation de Depardieu pour qui la bienveillance n'a pas sa place dans l'art, puisque son essence est le risque et le danger) mais Depardieu réserve ses mots les plus durs, quasiment des insultes, envers la classe politique européenne et américaine. Pour lui, depuis les Lumières et le bain de sang de la Révolution française, depuis le massacre des Amérindiens suivi de l’esclavage des noirs aux Amériques, le peuple est manipulé par des ordures obnubilées par la conquête du pouvoir, qui est une drogue qui rend fou. Dans ce monde « dégueulasse », les seules manières de résister sont la poésie, parce qu’elle n’a pas peur d’être vraie, et l'immersion dans la nature. Depardieu, qui fut ami de Marguerite Duras, de Barbara et de Peter Handke, avoue aussi son admiration de Houellebecq et de Céline, qui ont mauvaise réputation, mais Depardieu insiste sur nature nécessairement monstrueuse de l'art et de la poésie :

La poésie, c’est une façon de vivre. Un poète, c’est quelqu’un qui ose aller au bout de ce qu’il est, même si c’est difficile. Qui n’a pas d’inhibitions, qui se fout du troupeau, qui se fout d’être bienveillant ou pas. Au risque de blesser ceux qu’il aime, de choquer tout le monde, un poète reste intact. C’est pour ça qu’il est toujours monstrueux. (…) Que ce soit dans la littérature, l’art, le cinéma, j’ai l’impression que l’artiste ou le poète sont en train de perdre du terrain. On y trouve de plus en plus de calcul, de moins en moins de vérité.

De même que la poésie, pour Depardieu, la nature et la terre ne mentent pas car elles imposent à l’homme de vivre selon leur rythme, qui est celui des saisons et du cosmos. Le lien au cosmos est quelque chose qui semble hanter Depardieu, qui apparaît comme un homme en quête d’absolu et fasciné par la mystique. Fasciné non par les religions, qui se valent globalement toutes à ses yeux, mais par la mystique et par l’élan vers quelque chose de plus haut, qui nous dépasse. Depardieu déclare avoir lu le Talmud, la Bible et le Coran et se sentir plus proche de Saint-Augustin, de ses questionnements et adresses à Dieu, que des hommes d’affaires, des traders, des intellectuels, des politiques, etc. et autres « pauvres types »… Le monde actuel prosaïque et matérialiste, qui nous prive de la nature ou la transforme, qui nous impose d’y vivre selon des règlements arbitraires et bureaucratiques (par exemple, Depardieu est très irrité de devoir faire tuer ses animaux en abattoir, où ils souffrent, au lieu de les tuer lui-même « avec amour » à la ferme), lui est devenu insupportable. En conséquence, Depardieu déclare qu’il n’avait pas d’autre choix que de partir, de reprendre la route.

Je me sens de plus en plus vagabond. Plus rien ne m’attache. Je peux partir n’importe où. N’importe quand. Je voyage toujours sans valise (…) J’ai toujours voyagé, j’ai toujours été un citoyen du monde, je ne suis pas quelqu’un qui s’installe, je suis quelqu’un qui passe.

Evoquant ses lectures de Tolstoï et Dostoïevski, mais aussi « les récits d’un pèlerin russe » ou des rencontres de cinéma, il a trouvé refuge en Russie, qu’il présente comme sa patrie de cœur, où les paysages sont immenses et vierges de civilisation, où les hommes et les femmes sont, comme lui, excessifs et spontanés, fervents et souvent théâtraux, ce qu'il adore (y compris dans leurs pratiques religieuses - il s'est d'ailleurs converti à l'orthodoxie) et jamais cyniques ou calculateurs. Innocents, comme lui. Depardieu se livre alors à un panégyrique assez affligeant - et stupéfiant de bêtise - de tous les opposants à l’Occident, de Fidel Castro (qu’il connaît depuis longtemps), mais aussi de Poutine, de Loukachenko et même de Kadyrov …dont il loue les grandes qualités humaines d'ouverture et de bonté !!! Que dire ? La naïveté de Depardieu a de quoi laisser pantois tant il est dans la récitation, presque scolaire, du discours anti-occidental de la Russie ! Tout y est, de la duplicité occidentale et des complots de l'OTAN jusqu'à la justification de l'annexion de la Crimée ! Se rend-il compte de l’évidente manipulation ? Se rend-il compte que les dictateurs qu’il admire n’ont aucune raison d’échapper aux arguments par lesquels il condamnait dans les pages précédentes tous les leaders de la classe politique occidentale ?

Même le mec le plus normal et le plus honnête du monde, le pouvoir le conduit directement à la folie. Je n’ai jamais rencontré un homme de pouvoir honnête, jamais. Quand je dis homme de pouvoir, je parle de ceux qui prétendent des choses, qui prétendent prendre notre vie en main, faire notre bien, nous diriger. Tous ceux qui essaient de nous faire croire que les poules pissent. Le pouvoir, c’est ce qui tue l’innocence. Partout, et depuis toujours.

En fait, il semble que son hostilité à la société occidentale est complexe et a des racines lointaines, qui remontent sans doute à une enfance marginale dont les blessures n’ont jamais été guéries. Ainsi, Depardieu évoque que, peu après son arrivée à Paris, il s’est converti à l’islam juste après avoir assisté à un concert de la chanteuse égyptienne Oum Kalthoum, par désir de se rapprocher d’une civilisation qui lui semblait mieux capable de beauté et d’élévation. Cette conversion soudaine, qui n’a duré que quelques années, démontre à la fois l’hypersensibilité (car il faut être hypersensible pour être à ce point bouleversé par une musique) et l’impulsivité de Depardieu, capable de prendre des décisions radicales sur l’instant puis d’y renoncer rapidement, sans scrupule et sans regret, parce que la vie est mouvement et changement.

Et au final, ce qui émane avec force de ce texte, qui a des accents de plaidoyer pro-domo, c’est une volonté déraisonnée et déraisonnable de vivre au présent sans jamais s’enliser, d’être toujours en mouvement, de profiter de la vie dans toute son intensité, d’être ouvert en permanence à la beauté du monde et disponible à tout ce qu’offre la vie, quitté à être excessif, quitte à déraper et faire des "conneries". La seule règle valable à ses yeux est de rester un innocent, c’est-à-dire d’être (étymologiquement) quelqu’un qui ne nuit pas. Il est clair, à lire le texte, que Depardieu sait bien qu’il n'est pas innocent, qu'il a parfois nui aux autres et a commis des fautes qu’il ne pourra pas réparer. De même que les financiers et les hommes politiques qu'il déclare exécrer, Depardieu a, lui aussi, sans doute été cramé par un pouvoir auquel il n'était pas préparé, trop adulé et craint (y compris des hommes politiques - cf l'étonnante déférence actuelle de Macron à son égard) pendant son long règne sur les plateaux du cinéma français. Il n’explicite pas ses remords, mais il ne cesse d’évoquer son devoir d’aimer ceux qui l’entourent, et de garder confiance en la vie comme s’il essayait d’étouffer ses mauvais souvenirs (sans doute nombreux) en se restreignant à vivre au présent, sans songer au passé ou à l’avenir…

Bien sûr, j’ai vécu des choses dont je ne suis pas fier, j’ai vécu des choses bien pires que ce qu’on a dit, que ce qu’on a montré, je me suis retrouvé dans des situations où ma réaction n’était pas aimable, ni pour l’autre, ni pour moi. Personne n’est à l’abri de ça.
(…)
Je n’ai pas attendu les média pour avoir qui de moi je déteste. Parce que c’est ça, la plupart du temps, on met en exergue ce que je déteste de moi. Et en même temps, maintenant, aujourd’hui, je ne le déteste plus parce que je sais que je suis comme ça.
(…)
Ma mort, je la vois comme une belle paix. Et d’une certaine façon comme un soulagement aussi pour ceux qui sont autour de moi. Je ne les ferai plus chier, ils pourront m’aimer tranquillement.