Frontier
de Guillaume Singelin

critiqué par Blue Boy, le 12 octobre 2023
(Saint-Denis - - ans)


La note:  étoiles
Rien de nouveau sous la galaxie
Dans un futur lointain, les Terriens ont colonisé les planètes et les lunes du système solaire pour en exploiter les ressources. Ji-Soo, chercheuse et « archéologue galactique », à force d’écumer les sites d’exploitation, supporte de moins en moins bien la pollution engendrée par l’avidité des multinationales spatiales dont elle est contractuellement prisonnière. Camina, elle, risque sa vie en tant que mercenaire au service d’armées privées. Quant à Alex, il travaille pour des entités privées sur des chantiers en apesanteur, à l’écart de toute législation. En se révoltant contre leur employeur, ces trois-là finiront par se rencontrer pour partager un destin commun, celui de la quête de liberté…

Plus qu’un simple « space opera », ce consistant one-shot s’apparente à une expérience immersive pour le moins singulière. Une sorte de nouvelle « frontière » dans la SF. Nous avons là une œuvre au long cours, comme expliqué dans l’annexe en fin d’ouvrage où l’on découvre que les premiers croquis d’études sur l’univers et les personnages remontent à 2013 ! Guillaume Singelin n’est pas un nouveau venu dans la bande dessinée : il est l’auteur notamment de « P.T.S.D. », co-auteur avec Aurélien Ducoudray de « The Grocery », et « membre permanent » du novateur Label 619 au sein de Rue de Sèvres, lequel a publié l’album en question.

« Frontier » est un miroir à plusieurs faces. D’abord un miroir physique de notre système solaire, où hormis la Terre, les planètes portent un autre nom : Junon pour Mars, Vesta pour Jupiter, Minerve pour Vénus… mais aussi un miroir temporel, une projection futuriste de notre monde actuel avec son système économique mortifère où la conscience écologique semble avoir reculé au profit de la cupidité, celle des grandes compagnies énergétiques que l’on ne connaît que trop bien sur notre plancher des vaches (à lait) en ce début de millénaire.

Ce que Singelin nous montre de la colonisation de l’Espace n’est guère reluisant. Et même si elles conservent des endroits encore inviolés par la main de l’Homme, les planètes sont souillées à cause de l’exploitation minière et leurs orbites grouillent de débris et d’épaves, qui constituent en outre un danger pour les engins spatiaux de toutes sortes. Rien à voir donc avec un univers à la Star Trek un peu lisse, plus éloigné dans le temps et axé sur des problématiques plus métaphysiques. Ici on est dans un concret directement corrélé aux enjeux de notre monde actuel : l’écologie bien sûr mais aussi des thèmes sociaux telles que les conditions de travail et salariales, négligées par les multinationales spatiales aux bénéfices colossaux, bref, rien de bien nouveau sous la galaxie.

On ne rentre pas si facilement dans « Frontier », et c’était le cas en ce qui me concerne. L’univers graphique est parfaitement maîtrisé, impressionnant voire admirable, extrêmement riche en détails. Mais Singelin ne cherche pas non plus à en mettre plein la vue, dans le sens où le visuel, dépourvu de couleurs flashy, ne domine pas le propos. D’ailleurs, les premières pages nous évitent les représentations classiques et un peu clichées où flotteraient des vaisseaux spatiaux sur fond de galaxies grandioses. A l’inverse, l’histoire débute sur Terre, dans un centre de recherche islandais (quand bien même on est ici dans un monde parallèle) puis aux abords d’une mine de lithium, ce qui ne constitue guère une invitation au rêve. Dans le hangar jouxtant le centre de recherche, une foule de techniciens s’activent autour d’une sonde spatiale dernière génération. Et c’est peut-être aussi ce qui pourrait rebuter certains, cette abondance de petits personnages « hobbitiens » au visage sommaire qui remplissent les cases, faisant que l’on peut avoir du mal à identifier les protagonistes principaux. C’est le cas avec Ji-Soo comme avec Camina. De même, la transition entre certaines scènes est parfois suggérée, ce qui peut être source de confusion. Et pourtant…

Une fois passé l’obstacle d’une lisibilité peu probante au début, on finit par s’habituer au parti pris graphique un rien « claustrophobique » (et néanmoins très plaisant), vraisemblablement dû à la fascination exercée par l’objet duquel émane une certaine puissance narrative. La participation active du lecteur est donc requise, feignasses s’abstenir ! Si l’on a conscience de tout cela et qu’on laisse se faire la décantation, on constatera avec bonheur que le récit trouve peu à peu sa vitesse de croisière pour au final achever de nous conquérir.

« Frontier », c’est aussi, en dehors du propos politico-social bien senti, une véritable aventure ainsi qu’une belle histoire d’amitié entre trois êtres attachants que tout sépare a priori (Ji-Soon la scientifique intello, Camina la mercenaire « badass », et Alex, l’ouvrier un peu falot) mais des êtres qui arrivent à un moment de leur vie où ils décident de « renverser la table » et remettre en question leurs choix de vie, hors d’un système aliénant auquel ils avaient fini par (trop bien) s’habituer. Ensemble, ils vont reprendre leur liberté, en tentant d’échapper aux armées privées mandatées par les compagnies minières.

Si l’on peut regretter un peu la quasi-absence de contextualisation géopolitique, notamment sur Terre — l’auteur se contentant de décrire les acteurs économiques de l’exploitation spatiale que sont les organismes et les compagnies privées —, cet album s’impose comme une lecture essentielle et inspirante, renouvelant avec pertinence le genre SF dans le neuvième art. Une des BD qui incontestablement marquera l’année 2023 de son empreinte.