Des femmes contre Pinochet
de Samuel Laurent Xu, Gaspard Marcacci Thiéry

critiqué par Poet75, le 10 septembre 2023
(Paris - 67 ans)


La note:  étoiles
Femmes de l'ombre
Il y a cinquante ans, très précisément le 11 septembre 1973, eut lieu, au Chili, le coup d’état militaire de sinistre mémoire qui mit fin au gouvernement socialiste conduit par Salvador Allende. S’ensuivit, sous l’égide d’Augusto Pinochet, une dictature féroce, sanglante, criminelle, puisque pratiquant les arrestations arbitraires, les tortures et les assassinats d’opposants ou de supposés opposants au régime en place. Qui dénombrera toutes les atrocités dont se rendirent coupables Pinochet et tous ceux qui soutinrent activement sa tyrannie ?
Aujourd’hui, cinquante ans après le coup d’état, il n’est certes pas inutile de faire mémoire des événements tels qu’ils se déroulèrent avant, pendant et après celui-ci. Pour ce faire, on pourra, par exemple, regarder l’excellent documentaire en trois volets de Patricio Guzmán, La Bataille du Chili, mis en ligne, en cette période, sur le site d’Arte. Détaillant, presque jour après jour, les événements qui s’achevèrent par le putsch du 11 septembre 1973, Patricio Guzmán livre là un document essentiel et irréfutable sur la guerre politique et économique que fomentèrent, tout au long de la présidence d’Allende, les forces réactionnaires du Chili, activement soutenues par le gouvernement des USA et la CIA.
Il ne sera pas inutile, cependant, de compléter, en quelque sorte, l’approche par le haut que privilégie Guzmán (même si, régulièrement, dans son documentaire, il recueille la parole de la base, parfois même du tout-venant) par un ouvrage tel que celui de Samuel Laurent Xu, écrit en collaboration avec Gaspard Marcacci Thiéry. Auteur d’un documentaire intitulé Au nom de tous mes frères (2019), Samuel Laurent Xu propose, en cet ouvrage le récit détaillé de la vie et de l’action d’une « résistante de l’ombre », Nadine Loubet, Odile de son prénom de religieuse, ainsi que de ses compagnes.
On ne saurait recommander suffisamment cet ouvrage qui nous rappelle que l’histoire ne s’écrit pas uniquement par le haut, du côté des chefs politiques, syndicalistes ou religieux, mais aussi, et combien nécessairement, par le bas, parce que des hommes, des femmes prennent des engagements et s’y tiennent, même quand ils (elles) risquent d’y perdre la vie. Insistons d’ailleurs sur le « elles », car, parmi celles et ceux qui oeuvrèrent dans l’ombre, il y eut des femmes et, singulièrement, des religieuses. Beaucoup d’entre elles n’ont pas laissé de traces et personne n’écrira leur histoire. Fort heureusement, Odile Loubet, elle, laissa de nombreux écrits, journaux, poèmes, lettres, autant de documents ayant miraculeusement échappé à la destruction qui forment ainsi la base du travail accompli par Samuel Laurent Xu pour raviver le souvenir d’Odile et de ses compagnes.
Française d’origine (son père fut un pétainiste convaincu !), c’est en Argentine (où ses parents avaient dû s’exiler) qu’elle entra en religion chez les sœurs Dominicaines sous le nom d’Odile (1950). Mais c’est au Chili, où elle fut envoyée pendant la période conciliaire (concile qui lui ouvrit bien des perspectives nouvelles), qu’elle perçut sa véritable vocation, son véritable engagement, à la suite du Christ avec les pauvres. Dès lors, tout ce qu’elle vécut par la suite s’inscrivit dans la continuité de cette révélation, dans la fidélité à un appel à servir le Christ en étant pauvre avec les pauvres.
Quand survinrent les terribles événements du 11 septembre 1973, si elle fut ébranlée par les atrocités commises au point d’être à deux doigts de s’effondrer, Odile trouva néanmoins la force de se relever pour agir, conjointement avec d’autres femmes, pour sauver de la torture et de la mort un grand nombre de celles et de ceux qui risquaient d’être arrêtés par les forces de Pinochet. Le livre de Samuel Laurent Xu rapporte un nombre important de récits captivants, rappelant l’audace dont firent preuve Odile et les autres femmes.
Son engagement, Odile le conserva jusqu’au bout, y compris en se séparant de sa propre congrégation quand celle-ci décida de quitter le Chili. Mais, pour Odile, en fin de compte, c’est son engagement au service des pauvres qui l’emporta sur toute autre considération. Il faut dire que, durant les années de dictature de Pinochet, les autorités catholiques ne furent pas toutes exemplaires, ce qui ne diminua en rien la résolution d’Odile, capable de bousculer, s’il le fallait, la frilosité de certains évêques. Le livre de Samuel Laurent Xu n’omet pas le triste épisode que fut la visite de Jean-Paul II au Chili en 1987, un « désastre », tant ce pape, préoccupé de remplacer, en Amérique latine, les évêques réformateurs par des conservateurs, tant ce pape fut incapable d’émettre la moindre parole forte condamnant les crimes dont se rendirent coupables Pinochet et les siens.
L’Église, celle qui fut fidèle au Christ et à l’Évangile, c’est dans l’ombre qu’elle oeuvrait, tellement dans l’ombre qu’on risque aujourd’hui de la méconnaître totalement. Réjouissons-nous d’autant plus de la parution du livre de Samuel Laurent Xu et, par ce biais, de l’engagement d’Odile et de ses compagnes dans le Chili gouverné par Pinochet et ses sbires.