Sotto voce
de Joséphine Vernay, Barthélemy Allard (Illustration)

critiqué par Eric Eliès, le 18 mai 2023
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une poésie au ton intimiste et recueilli, qui éveille les ombres de Sylvia Plath et dévoile l'attente fervente d'une présence
J’ai découvert ce petit recueil par hasard à l’étal d’un bouquiniste, intrigué par la jolie couverture d’un éditeur que je ne connaissais pas (où un vers – « un chant d’espérance pour qui s’est déjà dit et vécu, un psaume qui n’existe pas, bien trop précoce » - s’arrondit pour former un cercle incomplet et ouvert à la base, figurant une sorte de Lune mordue par un coin de nuage) puis par le ton intimiste d’une poésie aux accents de monologue intérieur. Le titre est merveilleusement accordé à l’écriture poétique, faite pour être lue à voix basse, comme un aveu ou une confidence, et renvoie également à la musique qui a baigné la genèse des poèmes placés, pour la première partie du recueil, sous l’égide de Debussy (« Prélude à l’après-midi d’un faune » et « Serenade for the doll »), de Liszt (« La mort d’Isolde »), de Schumann (« Arabesque ») et de Schönberg (« La nuit transfigurée »), comme pour rappeler (ainsi que le dévoile la courte préface) qu’ils ont été composés dans le cadre d’une résidence pendant un festival de musique classique (Beauregard).

Néanmoins, même si la musique est présente dans les poèmes à travers la sensibilité de la poétesse (qui s'avoue incandescente d’accords nouveaux, et grésille un tremolo d’envergure mais sans prise, comme hantée d’une litanie lancinante ou d’un vibrato anonyme), elle n’en constitue pas le motif mais le support métaphorique d’une voix qui s’interroge sur elle-même et aspire à être entendue… Ainsi, tous les poèmes (accompagnés de quelques illustrations, dessins ou photomontages, où se dévoilent les ombres de présences implicites) s’adressent à un « tu », à un « vous » ou à un « il » invisible et muet, présence jamais nommée qui impose paradoxalement le sentiment d’une absence, comme si les mots du poème, murmurés à fleur d’âme sur un ton de confidence inquiète, étaient énoncés à vide et menaçaient de se perdre dans un silence sans écho.

Un manque absolu et certain, peut-être ton absence
Mais l’absence
Confondante, générique

Avant-hier au soir au dîner
De folles idées noires ont accouru,
Une espèce de dérangement ou d’appel originaire
Une tristesse infinie que sont venus nourrir
Tout de sensoriel d’abord,
D’odeurs de loin
De souvenirs tactiles
De projections figées

Puis des ramifications cérébrales interminables
Et j’avais le cœur percé

La densité de l’absence, le ressassement d’un vide irrémédiable et douloureux, s'incarne dans l’appel à des figures féminines très symboliques qui, à mi-recueil, succèdent aux grands compositeurs dont la présence s’efface : Sylvia Plath, évoquée avec beaucoup de subtilité, et Pénélope, qui a vieilli en attendant Ulysse (non évoqué) et ne conservant que la jeunesse dans ses mains renouant les fils (la tiédeur de ses mains / florale / juvénile et vieille, déjà, de tant de sédiments certains). La discrétion de l’hommage à la poétesse Sylvia Plath, qui ne sera pleinement compris que des lecteurs d’Ariel (que j’ai présenté sur CL, ainsi que Septularisen), est admirable et empli d’une empathie fervente, comme si l’auteure ressentait également la vacuité et la solitude qui ont torturé Sylvia Plath, jusqu’à la conduire au suicide, à l’âge de 31 ans.

Je ne dors plus
Je ne sens plus mes rêves

Mes nuits sont une paralysie comateuse
Pour le peu de temps que j’y meure

Je voudrais m’en rappeler
Mais il est toujours trop tard de peu
(…)
Trente ans n’est plus un âge pour mourir
La décence a ses trêves
Et le geste par défaut n’en est pas un

En fait, alors que la préface évoque, de manière un peu trompeuse, des poèmes enchanteurs et merveilleux, composés "sotto voce" et inspirés par l’amour, c’est un puissant sentiment de manque et de solitude qui nimbe le recueil. Comme immergée et menacée de se perdre dans le silence, l'anonymat de la foule, l'érosion du temps et la nuit, l'écriture poétique, grave et d'une grande sobriété, se nourrit, sans jamais verser dans une sentimentalité mièvre, de l’espoir de ce qui sera, ou adviendra peut-être : une présence, une rencontre, une aube…

Amour
Seuil de mon luxe et sceau de mon isolement
Esseule-moi

Je suis bien assez peuplée
J’ai la tête criblée de mille trombinoscopes

Dont je ne connais aucun visage

Contrebalançant une tristesse lancinante, cette imploration induit l’attente d’une rupture dans la continuité des jours (la hantise de vieillir en vain jusqu’à la mort affleure dans le recueil) et d’une délivrance. Avec une intensité ardente, presque charnelle dans l’évocation de la perception sensorielle, cette poésie, cérébrale et intériorisée (et non exempte de quelques maladresses), se teinte alors, tour à tour ou simultanément, d’accents presque sensuels, notamment dans l’évocation du corps féminin – ainsi Pénélope :

Elle a l’été au corps, aux courbes
Aussi nymphe que marraine
Et j’aimerais me porter à ses hanches
Quand mon bassin déraille de trop d’enfance
A angles droits

et d’accents quasi mystiques :

Melocoton sapeur
Tout brûle

Apporte l’eau qui baptise
Mille mécréants vannent les rues de Paris
Une même rue impie

Leur feu me déplaît

Pas un seul ne panse au grand mysticisme
Leur taille infime

C’est une inflammation d’épiderme
Et tous confondent
Dans leur grande ossature,
Petit bois automate,
Le vrai combustible,
Inconnu

Ce mysticisme n’est pas empreint de religiosité. Ce n’est pas la prière qui conjure la mort mais l'union avec l’autre, l’aimé ou l’aimée (comme semble le sous-entendre ce fragment de vers qui suggère un chemin poétique et charnel de « de Shéol à Bilitis », peut-être avec Ryvka, jeune femme dédicataire de derniers poèmes au ton d'aveu). Transcendée par la parole poétique, cette communion réalise une sorte d’épiphanie de l’instant et suscite l'évidence d'une présence qui nous unit au cosmos, portant l'espoir d'une aube nouvelle qui abolit la nuit et efface l’usure du temps en l'éternisant :

Il était là
Ce matin dans mon champ

Tenu de grands pans mouillé
Et de feuillage ne valant que pour le bruit
D’entre lui et par lui

Le cœur béant de toute une vie
et tout d’elle à l’esprit

De sorte que mille et un lieux, faux départs
Destinations
S’arquaient ensemble
Tendus vers une même autonomie d’aube
Et de vallée, vers un même espoir de zénith

Qui jurait d’adolescence et d’éternel

Ce matin précis
Ce matin de nature

La seule nature des cœurs d’enfant
A l’âme vieille