Proleterka
de Fleur Jaeggy

critiqué par Sahkti, le 8 novembre 2004
(Genève - 50 ans)


La note:  étoiles
Course contre la mort
Fleur Jaeggy est née à Zurich mais vit désormais à Milan et s’exprime en italien. De son enfance suisse, Fleur Jaeggy conserve des souvenirs contrastés, emplis de bonheur mais aussi d’une certaine violence. Celle du silence, du non-dit, de la distance infranchissable entre elle et son père. Un homme auquel elle rend hommage à travers "Proleterka", le récit d’une conversation qui n’a pas lieu.
Le Proleterka, c’est un bateau yougoslave qui embarque à Venise pour une croisière d’une quinzaine de jours dans les îles grecques. A bord, beaucoup de touristes suisses allemands, dont Johannes et sa fille, une adolescente qu’il ne connaît pas bien, une jeune fille pour qui cet homme, son père, ressemble à un inconnu. Alors elle essaie de se souvenir, de faire surgir l’enfance et son lot de mystères enfouis dans la mémoire. Mais peut-on briser le silence lorsque celui-ci est composé de plomb et de convenances ? Peut-on apprendre à connaître quelqu’un contre sa volonté ? Il semblerait que non, c’est le constat triste et amer que dresse Fleur Jaeggy dans cet ouvrage bouleversant de tendresse et de rage. La narratrice hurle son désespoir, elle sait que le temps lui est compté, son père est malade et va mourir. Le temps jouera contre eux. L’adolescente a besoin de savoir qui est son père, c’est pour elle l’unique chance de savoir aussi qui elle est, d’accepter son identité, de l’apprivoiser.

Le style de Fleur Jaeggy, tourmenté et parfois complexe, se prête bien à ces longs monologues tourmentés et douloureux, le chemin tortueux des pensées qui parcourent l’âme comme autant de coups de couteau qui lacèrent une chair tendre. C’est un roman tragique qui accorde la victoire à la mort en dégageant d’utiles leçons de vie. Pour cesser de progresser dans les regrets et l’obscurité. L’écriture de l’auteur m’a émue, elle place toutes ses forces dans son récit, elle se déshabille pour crier sa douleur sans tomber dans le pathos ou le voyeurisme, tout cela reste humain et d’une grande pudeur. Cent trente pages d’émotions brutes à lire sans reprendre son souffle.