Dans l'ombre de la nuit
de D.G. Müller

critiqué par Pierre G., le 9 avril 2023
( - 69 ans)


La note:  étoiles
"Dans l'ombre de la nuit" mérite la lumière !
Chronique de Pierre Glénat – Dans l’ombre de la nuit – D.G. Müller

Avec « Dans l’ombre de la nuit » de Dominique Müller, nous entrons dans un polar façon puzzle.

Plantons le décor : Genève au mois de décembre, une bise glaciale qu’on ressent toujours à la veille de la fête de l’Escalade qui marqua en 1602 la victoire des citoyens genevois sur les troupes du Duc de Savoie qui souhaitaient annexer la Cité à la France. Genève célèbre ainsi cette victoire avec de somptueux défilés et des démonstrations d’époque, dans une liesse populaire parfois alcoolisée.

Au café de la Presse l’Inspecteur de police Thomas Simon découvre la une du journal Les Chroniques du Léman « Neuf sans-abri morts en trois semaines : quand est-ce que les autorités réagiront-elles ? ».

Killian Jones, son jeune collègue et adjoint surdoué, master en criminologie, n’est jamais très loin. Il lui donne par téléphone les détails d’une enquête en cours :
« On vient de recevoir les nouvelles photos prises sur les lieux du crime. J’ai remarqué un truc au niveau de la porte de la véranda. On dirait que le loquet de sécurité a été fermé depuis l’intérieur… »

Thomas se souvient alors du diagnostic du médecin légiste :
« La défunte, Iris Lefevry – une injection de poison juste derrière l’oreille droite… On tuait des petites vieilles avec des techniques d’assassinat russes, maintenant ? On se serait cru dans un James Bond. »

Le Major Charles Berg, chef de la police judiciaire, annonce à Simon un nouveau meurtre et lui met la pression :
« On a un corps Rampe de la Treille, le légiste Mario Gardini y est déjà – homicide confirmé »

Dans un autre registre, rien à voir avec l’enquête, Louise Merlin, une chercheuse qui se documente sur des internements abusifs d’adolescents. Ce rapport deviendra sa thèse de Doctorat au département d’histoire générale de l’université de Genève : quatre années de sa vie consacrées à ce minutieux travail.

Complétons le tableau : un journaliste Xavier Bersier, gloire locale de la presse genevoise, se définissant lui-même comme un séducteur, nous en reparlerons…
Bersier n’appréciait pas Thomas Simon qu’il qualifiait de Golden Boy de la police judiciaire genevoise (surnom que lui avait donné la presse après sa dernière grosse enquête, celle qui avait attiré l’attention des médias nationaux et internationaux).

Ah, j’allais oublier, la dame qui allait mener les opérations :
« Procureure Jackie Leblond du Ministère public. C’est moi qui dirige l’enquête. »

Aussi, la famille Weiss, Walter-Annette-Rosa, etc., dont nous examinerons les protagonistes : ils seront autant de petits cailloux blancs menant à la résolution de cette affaire compliquée, mais ne dévoilons pas tout.

Enfin un indice, le cheveu retrouvé sur le lieu de crime ! Mais le légiste douche l’ambiance :
« Une perruque du coup, ouais. Bonne qualité. Faux cheveu, par contre. Pas d’ADN, désolé. »
Du coup l’enquête piétine, retour à la case départ.


La qualité majeure de ce polar : débuter comme un roman policier à l’ancienne, façon Simenon ou Agatha Christie, et progressivement se muer en thriller féminin (féministe ?) en subvertissant les codes machistes de la narration conventionnelle :

les personnages traditionnels d’autorité, que ce soit dans la police ou dans la presse, occupés historiquement par des hommes, sont remis en cause par des fêlures profondes liés, soit à leur abus de pouvoir ou alors à leur violence.

Inversement les personnages féminins apparaissent dans un premier temps plus moraux, quoique au final une immense surprise nous attend. Mais laissons le mystère entier…

Revenons sur le journaliste Xavier Bersier, qui s’auto-proclame « séducteur ». Au fil de l’histoire nous comprenons que le tableau de chasse du-dit macho n’est pas du goût des jeunes femmes. Car de la « séduction » au viol il n’y a qu’un pas que Bersier a plusieurs fois franchi : les plaintes arrivent, il en paierait le prix…
Il disait aux jeunes collègues « c’est comme ça que tu me remercies ? » ces journalistes débutant leur carrière, qu’il avait aidées par des conseils ou des contacts. Il attendait donc une contrepartie : celle-ci était sexuelle, sordide personnage.

Jusqu’à l’ultime moment l’enquête déroule patiemment ses méandres, investigue toutes les pistes possibles, interroge tous les suspects, les fait parler.

Enfin, comme dit précédemment, ce polar est revisité avec bonheur dans sa dimension féminine, car il casse les codes machistes de tous ces hommes (dans le roman des journalistes, thésards, pères de famille) qui pratiquent sans vergogne l’abus de pouvoir (regards salaces, gestes déplacés, viol, coups) dès que leur position d’autorité leur permet.

Et cette dénonciation sonne comme totalement légitime et salvatrice. Dominique Müller se réapproprie ainsi une écriture de polar, débarrassée de ce machisme nauséabond, et rend aux femmes leur honneur.

Merci Dominique, et Bravo !