Minutes de la peur
de Aleš Debeljak

critiqué par Jeanne Vincentelli, le 9 octobre 2004
( - 53 ans)


La note:  étoiles
Sur les berges des mots
Rendre compte d’un recueil de poèmes est un exercice difficile et sans doute vain. Tenter de cerner ce qui se dit dans les poèmes du poète slovène Aleš Debeljak l’est encore davantage. Et pourtant ? Le moyen d’y échapper ?

Comment dire mieux que le poète ce qui se glisse dans les interstices du temps ? Comment recueillir, comment enregistrer ce « presque rien » qui a un brin à voir avec la peur ? Dans quelles « minutes » de greffe ? Et quelle peur ? Une peur quasi indéfinissable qui tient du tremblement léger entre deux indices à peine décelables. Une peur qui tient du vacillement entre rêve et réalité. L’écriture de Debeljak, dans les poèmes en prose qui composent ce recueil, est une écriture de l’entre-deux. Un entre-deux en filigrane qui ne se peut débusquer qu’au détour d’une image, dans la chute inattendue du poème, dans l’étrangeté d’une question. Qui ne se mesure que dans l’écart. Un écart minuscule, à peine perceptible. Tout à l’entour, le lecteur se laisse conduire jusqu’à la ligne d’horizon d’un paysage de steppes et de toundras. Qui se dérobe à lui, inaccessible. Jusqu’aux marges d’un passé ou d’un présent tout proche. Dont le poète peut, seul, dire le souvenir. Ou encore aborder doucement jusqu’à la beauté à peine dévoilée d’un corps de femme endormi. Beauté indécise dont il accueille l’indicible légèreté. Il se peut aussi qu’il plonge dans l’univers sans retour du noyé. Ou celui incompréhensible de la rivière dont il partage « le même battement de cœur ».

L’écriture de Debeljak est une écriture « de la marge » et « à la marge ». Tout n’y est qu’ « à peine visible ». Les flaques d’eau elles-mêmes ne jouent pas leur rôle de miroir. Les larmes sont impuissantes à dire l’immobilité d’une présence. Et les mots se dérobent à traduire la souffrance de ce qui a été, de ce qui a vécu. C’est à cette peur-là que Debeljak donne la traque. Dont il s’entête à débusquer « les théories ». Et le monde qu’il habite avec nostalgie mais aussi avec douceur est l’envers du décor. L’essentiel se passe dans l’univers ouaté de « l’autre côté du miroir ». Un observatoire privilégié qui atténue la rumeur du monde. Sans en émousser l’acuité ni en trahir la fine rugosité.