Ady, soleil noir
de Gisèle Pineau

critiqué par Eric Eliès, le 1 janvier 2022
( - 50 ans)


La note:  étoiles
Biographie romancée d'Adrienne Fidelin, jeune femme guadeloupéenne, modèle, muse, amante et compagne de Man Ray dans les années 30
Si n’était l’identité des protagonistes, ce roman, à l’écriture simple mais non dénuée d’un certain lyrisme poétique, pourrait se lire presque comme la romance sentimentale d’une liaison entre un célèbre photographe américain et sa jeune modèle, qui s’amourachent l’un de l’autre dans le Paris bohème des années folles avant que la guerre, en déferlant sur l’Europe, ne détruise également leur amour… Ce photographe, c’est Man Ray, figure majeure du mouvement surréaliste, mais Gisèle Pineau a choisi de narrer l’histoire par la voix d’Adrienne Fidelin, dite Ady, jeune femme guadeloupéenne (comme l’auteure du roman), à peine âgée d'une vingtaine d'années quand elle rencontre Man Ray. Ady vient de s'installer à Paris après qu’un cyclone dévastateur a, le 11 septembre 1928, ravagé la Guadeloupe, détruit la maison familiale et tué sa mère, plongeant son père dans le désespoir au point qu’il s'est ensuite laissé mourir de chagrin. Devenue orpheline alors qu'elle est encore adolescente, Adrienne est recueillie par Raymonde, sa sœur aînée, qui avait migré à Paris après son mariage et l'incite à la rejoindre. Adrienne a grandi dans une famille bourgeoise, cultivée et éduquée (son père était gouverneur de la banque de Guadeloupe et son oncle était maire de Pointe à Pitre) mais elle se démarque, au sein d’une famille attachée aux convenances, par sa liberté de ton et d’attitude. Elle se languit de son île natale et, dans un Paris où les Antilles et l’Afrique sont à la mode (notamment grâce à Joséphine Baker), elle devient danseuse et fréquente assidûment les bals, notamment le Bal colonial de la rue Blomet, où elle se laisse aisément séduire. C’est ainsi qu’elle rencontre Man Ray, dont l’élégance et l'aura la troublent et la charment. Elle reconnaît également en lui, qui est juif new-yorkais, un autre exilé dans la grande capitale parisienne… Man Ray en profite pour l’inviter à poser pour lui, un peu déshabillée puis nue, et rapidement la relation artistique devient charnelle et progressivement sentimentale et amoureuse, au point qu’Adrienne (que Man Ray surnomme affectueusement Ady) finit, malgré la différence d’âge (presque 25 ans), par s’installer chez Man Ray. Leur histoire d’amour, déséquilibrée (on sent chez Ady une admiration et un dévouement poussé jusqu'à la dévotion) mais passionnée, fondée sur une sorte de fascination réciproque, durera cinq ans, jusqu’à ce que l’invasion de la France par l’Allemagne les force à se séparer. Man Ray rejoint New York, tandis qu’Ady choisit de rester à Paris, pour soutenir sa famille et veiller sur les œuvres que Man Ray n’aura pu emporter avec lui. Quand ils se reverront, après la guerre, Man Ray se sera marié, à l’insu d’Ady qui espérait son retour.

Même si le récit (conduit à la première personne, en introspection dans les pensées et les souvenirs d'Ady) n’apprendra pas grand-chose aux connaisseurs de l’œuvre et la vie de Man Ray (sauf plusieurs photos NB représentant Ady, prises en séance ou sur le vif, que je n'avais jamais vues), l’intérêt du roman est de brosser un joli portrait de jeune femme, avide de s’émanciper et fascinée par le grand artiste qu’elle côtoie, et de dévoiler les histoires parallèles à la « grande histoire » du surréalisme et des années folles. Ainsi, et contrairement à certaines idées reçues sur la période coloniale, Gisèle Pineau montre une société parisienne tolérante et cosmopolite, comme si l’implication des troupes coloniales dans les combats de la 1ère guerre mondiale avait brisé les préjugés raciaux. Il se peut que l’auteure enjolive la réalité mais blancs et noirs fréquentent les mêmes lieux, se rencontrent (et plus si affinités !) et beaucoup d’Antillais traversent l’Atlantique avec l’espoir d’une réussite professionnelle en métropole. C’est la montée des fascismes, au long des années 30, qui provoque des crispations raciales puis des clivages identitaires de plus en plus prononcés. En réaction au racisme ambiant, émanant de l'Allemagne hitlérienne mais aussi des USA où la ségrégation est toujours active, l’inquiétude et la colère des Antillais alimentent la naissance du mouvement de la « négritude », dont Ady se tient à l'écart tout en s'interrogeant sur son propre statut et sa place dans la société. Le livre contient d’intéressantes descriptions de Paris et des Antilles pendant l’entre-deux guerres et quelques réflexions sur la condition des noirs, avec quelques portraits d’artistes et écrivains des Caraïbes (notamment de Léon-Gontran Damas).

L’évocation du surréalisme est en revanche assez superficielle, reflétant peut-être la candeur d’Ady Fidelin face aux inspirations et créations des surréalistes. Elle cache au fond d’elle la peur d’être tenue pour sotte, voire méprisée, par les amis de Man Ray, qu'elle admire sans vraiment les comprendre. En fait, Ady n’est vraiment à l’aise avec les artistes que loin de Paris, quand Man Ray l’emmène sur la côte d’Azur, rejoindre ses amis Paul Eluard, Roland Penrose et Pablo Picasso et leurs compagnes, où tous semblent vivre d’amour, d’art et d’eau fraîche comme dans une bulle enchantée à l’écart de la laideur du monde. Sous la plume de Gisèle Pineau, cette petite bande apparaît comme un groupe de copains hédonistes et hippies avant l’heure, amateurs de fêtes où toutes les libertés sont permises, pratiquant l’amour libre et prônant la paix dans le monde. Ady est notamment décrite comme très intime avec Eluard et Nusch (il est à noter que Gisèle Pineau, qui semble s'être appuyée sur la biographie très controversée de Nusch par Chantal Vieuille, ou plus simplement sur l'article wikipedia qui la cite abondamment, évoque que Paul Eluard rencontra Nusch sur les boulevards parisiens où elle se prostituait occasionnellement). Certaines formulations sont presque désarmantes de naïveté, simplifiant à l’extrême l’engagement, à la fois artistique et politique, des surréalistes, qui n’affleure réellement, dans le roman, que via la fièvre créatrice de Picasso peignant Guernica. Ainsi, ce portrait de Man Ray par Ady (p.116) :

Chez nous, rue Denfert Rochereau, je vois Man debout devant sa toile, des heures durant, les sourcils froncés, les yeux fixes, silencieux. Torse nu, pieds nus, juste habillé d’un pagne. Je reste assise dans un coin de notre appartement du XIVè. Je le regarde avec mon amour et mon admiration. Je le regarde tracer le contour de ses rêves. Je regarde ses mains libres et rêveuses. Je regarde ses pinceaux effleurer la palette de couleurs avec délicatesse et minutie. Je regarde la naissance d’une œuvre passionnée. Je regarde Man apporter de la beauté aux jours. Je le regarde élargir le monde. Je regarde ses belles mains qui savent si bien me caresser.
Il ne prie aucun dieu, mais il croit en son talent.
C’est un don. Il peint par gratitude. Il remercie d’avoir ça dans sa vie.
Son don lui donne toute sa joie.
Son don l’aide à vivre en ce monde.
Non, il ne fait de mal à personne, Man.
Il est affable et attentif à chacun.
Il est contre la guerre et toutes ses atrocités.
Il est pour l’amour, la joie, le plaisir et la liberté.
Son art est sa foi.
Un jour, à Mougins, Paul Eluard a lancé à la cantonade que Man dessine pour être aimé. Il l’a aussi écrit dans « Les mains libres ». C’est la vérité. Qu’est-ce qu’on a d’autre à faire sur cette terre, sinon jouir de la vie, prendre du plaisir, donner de l’amour, créer de la beauté selon ses talents…
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Les anecdotes et commentaires sur l’œuvre de Man Ray sont souvent superficiels voire puérils, insistant à l'excès sur la fantaisie et le jeu. Néanmoins, l'auteure dévoile un peu la présence secrète d’Ady dans le recueil « Les mains libres », qui fut composé par Paul Eluard et Man Ray, dont elle révèle que plusieurs poèmes et dessins font explicitement allusion à Ady, notamment les dessins de ciseaux qui renvoient à l’argot antillais où « kouper » signifie « faire l’amour », ce qu’Ady avait appris à Man Ray.

Le livre de Gisèle Pineau reflète sans doute beaucoup plus fidèlement la vérité d’Ady Fidelin que celle de Man Ray, dont elle brosse un portrait presque idéalisé alors que Man Ray, qui fut l’un des surréalistes les plus mondains et séducteurs, avait une conception de la femme non dénuée d’une certaine violence machiste (de nombreux dessins et photographies attestent une fascination pour la femme objet ou la femme asservie). Ady, jeune femme pleine de candeur et d’une grande docilité (elle ne refuse jamais rien à Man Ray), a-t-elle vraiment compté dans sa vie ? Oui, sans aucun doute, mais Man Ray ne lui rendit presque aucun hommage, contrairement à ses (nombreuses) autres muses et amantes. Gisèle Pineau l’explique par la pudeur d’Ady Fidelin qui ne voulait pas (peut-être par égard pour son mari, André Art) que leurs secrets fussent dévoilés, mais il y eut aussi probablement, de la part de Man Ray, photographe mondialement connu et recherché, une certaine condescendance envers une jeune femme noire qu'il aima sans doute tendrement mais qu'il ne considéra pas, elle qui n’était ni célèbre ni artiste (contrairement à Kiki de Montparnasse ou Lee Miller), à son égal.