Les solitudes habitées
de Yves La Prairie

critiqué par Eric Eliès, le 10 octobre 2021
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Un recueil un peu inégal et disparate, où émergent des poèmes teintés de recueillement entre mer et ciel
J’ai découvert Yves La Prairie quand j’étais enfant, en lisant ses billets publiés en couverture du journal (Le Télégramme de Brest) que mes parents recevaient à la maison. Ce n’est que bien plus tard que j’ai découvert qu’Yves La Prairie avait été un brillant étudiant (bachelier à 14 ans, en 1937 !) puis un officier de marine (entré à l’Ecole navale en 1942, en pleine débâcle, il est démobilisé puis rejoint la Résistance dans le réseau OCM), à la carrière remarquable puisqu’il fut, en 1967, le fondateur de l’IFREMER (initialement nommé CNEXO = Centre National pour l’Exploitation des Océans), qu’il dirigea pendant une dizaine d’années.

Yves La Prairie fut aussi un poète, qui publia trois recueils passés relativement inaperçus car à contre-courant (pour reprendre une métaphore maritime) des tendances de la poésie contemporaine. Volontiers descriptive et narrative, imprégnée de pensée religieuse ou morale, son écriture poétique, le plus souvent en vers libres assez courts mais usant aussi de l’octosyllabe, de l’alexandrin et de la rime, compose des sortes de "tableaux" qui se lisent aisément pour exprimer un état d’âme, des émotions, des sentiments, etc. mêlés à l’évocation de lieux ou de personnes.

La vieille

Avec sa voix usée
avec ses dents gâtées
la vieille n’avait plus
- que ses mains pour parler

Avec sa peau fanée
ses hanches affaissées
la vieille n’avait plus
- que ses yeux pour aimer

Comme rien ne restait
de sa beauté passée
la vieille n’avait plus
- que son âme à donner

Ces portraits, nés du souvenir ou de rencontres fortuites, sont pour moi les textes les plus faibles du recueil,. A ces poèmes trop souvent chargés de sentimentalisme superficiel et facile ou de morale simpliste, je préfère l’évocation des lieux et paysages traversés, où le poète cherche à saisir la beauté du monde, intensément ressentie dans un moment de recueillement contemplatif. Yves La Prairie ayant beaucoup voyagé, sans doute avec la marine, le lecteur voyage à son tour entre la Bretagne, le Sénégal, la Polynésie, etc.

Enez-vaz (île de Batz)

Elle est, du continent,
- à quelques encâblures,
allongeant sur la mer
- sa lande et ses rochers,
à l’écart, et sauvage,
- réservant ses parures
et ses charmes secrets
- à qui sait les chercher.

Notre île a ses douceurs,
- comme elle a ses rudesses
des abris sablonneux
- mais de sournois courants ;
les vents légers de mai
- dispensent leurs caresses
mais on entend, l’hiver,
- mugir Tout-ar-Sarpan !
(…)

***

Le soir en Casamance

Le soir en Casamance
le temps est arrêté
tout est calme et silence
les bolons sont moirés.
Un héron immobile
et quelques pélicans
à la frange d’une île
semblent goûter l’instant
(…)

***

Lagon de l’aube

Même le silence est discret
ni trop pesant, ni trop léger
comme à l’affût du premier bruit
qui pourrait succéder à la nuit.

L’aube donne au lagon les couleurs de l’écaille
on y devine à peine les pâtés de corail
on ne peut même pas dire
si l’eau, sur le platier, respire
ou bien soupire !
d’ailleurs y songe-t-elle encor
toute à la langueur qui l’endort.
(...)

Le poète évoque aussi quelques régions de France, pleines d’étangs et de forêts, d'où la dimension maritime n’est toutefois pas exempte, comme en ce poème presque (trop) didactique présentant la chênaie de Tronçay, où les charpentiers de marine venaient choisir les arbres pour la construction des navires de la marine royale.

Les poèmes, aux inspirations diverses, semblent parfois mélangés pêle-mêle mais la grande affaire de ce recueil, qui lui donne sa cohérence, c’est la mer ! En première approche, le titre (« Les solitudes habitées ») renvoie à la solitude des îliens (avec des poèmes qui rendent hommage à Ouessant et à Batz) et à l’errance au grand large où les ardeurs sans fin / bourlinguent / et ne se reposent jamais, qu’il s’agisse de celle des navires perdus (« Démâtage », où un navire devient le jouet des vagues et du vent) ou de celle des hommes qui ont largué les amarres, en périple (« Errance ») ou en fuite (« Réfugiés sur la mer », long et émouvant poème sur les boat-people, que la mer berce ou noie dans l’indifférence humaine, qui n’emportent sur leur bateau qu’une cargaison de regards venus du fond des temps).

Néanmoins, le titre me semble surtout faire écho à la section la plus originale du recueil, qui évoque en quelques poèmes, les fonds abyssaux. Yves La Prairie, en tant que fondateur du CNEXO, fut l’un des premiers hommes à explorer, découvrir et prendre conscience de la richesse des abymes, de cette vie insoupçonnée, étrange et foisonnante, notamment autour des « fumeurs noirs », dans un univers de ténèbres infinies, soumis à une pression terrible, qu’on imaginait glacé et stérile.

Monde infini, mais clos,
Univers sans saisons,
Noir, aux couleurs cachées,
Mort, et grouillant de vies,
De glissements furtifs
De lactances béantes
De crachats éructés
Par des fonds parturients.

L’extraordinaire capacité du vivant à trouver des ressources pour naître et s’épanouir partout, même en des endroits réputés impossible à la vie, se prolonge chez Yves La Prairie, qui est croyant, en quelques poèmes célébrant la puissance infinie de la vie, qui triomphe de tous les obstacles. Même de la mort ? C’est l’intuition de l’auteur qui, dans un dernier poème aux résonances mystiques, présente, au terme de notre vie, la rencontre de notre solitude et de la dernière minute, non comme une fin mais comme une métamorphose.

(…)
Là tout va s’éclairer,
là notre lassitude
va déposer son joug
et ses peines et ses doutes,
là notre solitude
va enfin habiter.

La dernière minute a nom métamorphose.

Cette dimension religieuse est annoncée dès le début de l’ouvrage, qui s’ouvre sur trois citations de poètes profondément chrétiens (Marie Noel, Pierre Emmanuel et – moins connu que les deux autres - Xavier Grall) puis une préface de l’auteur confrontant la diversité et l’effervescence humaines à la solitude de Dieu, solitude absolue dans son unité et son éternité même si elle est habitée par l’homme. Cette préface pouvait faire croire que « les solitudes habitées » avouaient une conception quasi-monastique de la vie et de la poésie, mais ce n’est pas le cas. L’auteur assume pleinement sa dimension charnelle (une sensualité affleure - voire s'épanche - dans les poèmes célébrant, avec des accents souvent marins, la présence féminine) mais il y mêle une ferveur et une foi culminant (là où Victor Hugo voyait une opposition fondamentale et presque l’évidence d’un combat) dans l’alliance entre la mer et le ciel.

Incantation
(…)
O Mer, de toi vers Dieu
un psaume monte d’instinct
dont la célébration, qui engage les mains
- et le souffle, et le sang et les yeux,
nous fait agenouiller
- pleurs et rires mêlés
dans la vague inlassablement redéroulée
de ton infinité.