La Belle Jardinière
de Jean Lescure

critiqué par Eric Eliès, le 1 août 2021
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une poésie jubilatoire et virtuose, pétillante et malicieuse
Poète à l’imagination incroyablement foisonnante, Jean Lescure contribua à la création de l’Oulipo (= Ouvroir de Littérature Potentielle) aux côtés de son ami Raymond Queneau, dont la présence irradie ce recueil étrangement composé, à la fois très pensé et très désordonnée, à l’image du titre complet de l’ouvrage, qui n’est pas moins que : «La belle jardinière – Poésie pour deux mains suivie par Le jardinier d’Empédocle avec quelques recettes d’oulipotage dont « Mort à l’élément terre » le tout constituant il trionfo della morte II» !!!

Le premier contact peut décontenancer tant les poèmes fourmillent de doubles sens et de clins d’œil, combinant la « private joke » pour initiés (ses amis de l'Oulipo) et le plaisir de jouer avec les mots et le langage. Jean Lescure s’amuse comme un fou à brouiller les niveaux de lecture mais il a aussi la gentillesse, notamment dans sa longue postface, de livrer au lecteur néophyte les clefs de compréhension permettant de décoder cette polysémie. Ainsi, la prose poétique « Mort à l’élément terre », mystérieuse comme un enseignement ésotérique, résulte d’un processus subtilement complexe, à la fois maîtrisé et aléatoire, de déconstruction/reconstruction d’un recueil de Raymond Queneau intitulé « Morale élémentaire ».

Le titre du recueil contient lui aussi plusieurs références. Qui donc est « la belle jardinière » ? Est-elle une femme réelle anonyme, à laquelle le poète rend hommage ? Est-elle la compagne ou la muse du jardinier d’Empédocle, évoqué en deuxième partie ? Est-elle une référence au tableau de Raphael ? Est-elle la femme dans la vignette en couverture, reproduisant « La jeune fille et la mort » de Niklaus Deutsch, montrant la Mort qui se presse contre une belle jeune femme et tente de l’embrasser ? Le 4ème de couverture, avec beaucoup d’humour et d’ironie, livre une réponse inattendue (« Si l’on trouve de tout à la Samaritaine, me disais-je, que peut-on trouver à la Belle Jardinière ? La réponse venait toute seule. Mais le rien n’est pas si facile à saisir. Des philosophes s’y sont cassé les quenottes ») en dévoilant que la Belle Jardinière est aussi un grand magasin qui propose tout et rien (puisqu’il s’agissait alors du nom d’un magasin installé au cœur de Paris, comme une sorte de bazar bon marché…), signifiant ainsi au lecteur, qui ne s’attendait à rien, qu’il doit s’attendre à tout !

Et Jean Lescure aime surprendre son lecteur ! Il utilise à plein les ressources de l’homophonie, de l’assonance, de la contrepèterie, de l’ortografe, de l’à-peu-près, etc. pour jouer avec la poésie, avec un humour presque parfois potache. Ainsi, pour évoquer la poésie symboliste :

Le symbole comme on sait bien
c’est l’allianc’ du bol et du sein
(…)
C’est pas seinple la saintbolique
on sait plus où tâter la chose
de la peau easy à la prose
la colique est ontologique

Plus loin, le lecteur reconnaît dans le poème « Un effort » un illustre vers classique à condition de le prononcer à voix haute : « Orage eau des espoirs » (= ô rage ô désespoir) et découvre même des poèmes pour bègue où Jean Lescure use de tous les moyens possibles pour doubler les syllabes tout en conservant la versification, de manière intelligible

A Didyme où nous nous bâignames
Les murmures de l’Ararat
Cessaient de faire ce rare ah !
Leçon sombre où brouiller les âmes
(..)

ou franchement burlesquement radicale :

Appaparition pour Mamallarmé
Essess pripri zozo (= Est-ce esprit pris aux eaux ?)
Houhou titi rérèd’ (= Ou outil tiré raide)
Dudu elell loulou (= du duel ? Aile ou loup ?)
Sonson jaja mémè (= son songe à jamais met)
Tantan deudeu yinliin (= en tant de deuil un lien)

Jean Lescure aime, de toute évidence, jouer avec les sons et avec les sens, implicites et explicites, et presque défier son lecteur, qui doit fournir un effort de compréhension pour maîtriser et pleinement apprécier la diversité des règles de composition, des références et des sens possibles, plus ou moins évidents, plus ou moins cachés. Allant au plus loin des possibilités du langage, il propose aussi une méthode d'élaboration de poèmes aléatoires issus des combinaisons possibles de quatre mots, qui constitue ce que l’auteur appelle un "poème carré". Au lecteur de construire lui-même son poème en jouant des 24 combinaisons possibles !

Jean Lescure imagine également de retourner, comme une vieille chaussette, un mot sur lui-même pour lui donner un écho révélant sa part cachée. Par exemple : « amour - mourra » ; « passion – si on passe » ou « poème – aime peau ». Ce « poème / aime-peau » est très révélateur de l’inspiration de Jean Lescure, à la fois fantaisiste et sensuelle. En effet, les jeux avec le langage sont enrichis de mille échos par la malice de Jean Lescure, qui parsème ses poèmes de références littéraires ou y glisse des sous-entendus grivois, en jouant souvent de la métaphore mais en se montrant parfois plus explicite. Ainsi, les quatrains du jardinier d’Empédocle pourraient presque accompagner des vignettes suggestives voire érotiques.

Le laboureur
Ma sueur elle est sur ta peau
Quand je m’échine à ton labour
Mais j’ai beau te lécher ton eau
Ne noie pas en moi mon amour

***

Caniculaire
Quand le soleil se couche
Un autre feu se lève
Je le bois sur la bouche
Que tes cuisses soulèvent

Ces jeux peuvent sembler n’être que l’amusement d’un esprit érudit à l’imagination joyeusement fertile et libre. Néanmoins, ces poèmes ne sont pas un vain divertissement car, par ses multiples audaces, Jean Lescure défie les limites du langage et interroge les ressorts de l’écriture. Au-delà de l’humour et du jeu, l’écriture poétique de Jean Lescure a aussi des accents denses et profonds, qui évoquent le temps et la mort, et nous confrontent à la finitude de nos vies et de l’instant, source du beau. Le recueil, porté par l’amitié qui liait l’auteur à Raymond Queneau, s’achève ainsi :

« (…) Sans voir en elle [la Mort], ou par elle, l’accès à la félicité suprême,

Les vivants et les morts
Changent de passeports,

ni la condition de toute morale et le fondement de ce que nous appelons le bon, ou le bien, je commence à croire que le beau, qui dans nos jours a tenté de maintenir présent le sacré, s’inscrit dans sa dépendance. Ce qui nous dépasse, n’est-ce pas à son trébuchet que se mesure son prix ? J’ai appris, depuis la mort de Queneau, certaines choses dont une égale réserve nous avait retenu de parler, mais non de les sentir. Je ne crois pas m’éloigner de lui, ni l’engager là où il aurait regimbé d’aller, en le mêlant si étroitement à cette considération de nos limites et de l’infranchissable seuil.

Les vivants et les morts
A la fin s’évaporent

Je me demande si ce n’est pas la grande familiarité dans laquelle Queneau s’est tenu avec cette mort qui a fait son rire si convaincant, sa bonté si profonde, son amitié si irremplaçable. »