Passerelle de Erwann Rougé

Passerelle de Erwann Rougé

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 29 mai 2021 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 10 étoiles
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Entre mer et terre, poésie du souffle et de la présence

Ce recueil, sous-titré carnet, se présente comme une suite de textes écrits en mer ou à terre, en des lieux précisément cités du Finistère Nord (où j’ai moi-même grandi, ayant vécu à Brest, et navigué, notamment quand j’étais encore élève à l’Ecole navale). Les textes s’ouvrent sur des annotations concises telles qu’on les porte sur un journal de bord, durant le quart, pour enregistrer les conditions météorologiques et les faits marquants de la navigation, mais ces annotations (force et direction du vent, état de la mer, etc.) ne sont ici que des éléments circonstanciés, comme un poète marque parfois, en tête ou en conclusion du poème, le jour et le lieu où il fut composé… Les textes sont, pour l’essentiel, des suites de divagations et de pensées songeuses sur la mer, sur l’écriture et sur la femme aimée, jamais nommée mais présente par ce « tu » auquel le poète s’adresse ou se confie.

Comme dans « Qui sous le blanc se tait », que j’ai présenté sur CL, Erwann Rougé interroge, dans la contemplation des vagues ou le souvenir des instants partagés avec sa compagne (y compris les moments charnels), les nuances les plus subtiles de l’essence des choses et cherche à s’immiscer dans les intervalles pour saisir le presque-rien qui se dérobe entre le silence et la parole, entre la présence et l’absence, entre le vide et le plein, entre le doute et la certitude, entre le dedans et le dehors, entre la mer et le ciel, entre les mots et la page…

Brumes épaisses, signaux phoniques, veille avec radar et optique. Amélioration de la visibilité aux approches des côtes anglaises.

Il faut faire si peu de bruit pour voir.
Poursuivre. Poursuivre un je-ne-sais-quoi qui emporte plus loin – plus loin. Compter les vagues, les unes tempétueuses, d’autres calmes cherchant les recoins de la roche pour s’y loger. Elles ne cessent jamais de venir ou de partir avec une entière détermination comme une certitude qui remplit tout, accepte tous les désarrois. Rester debout, non plus dans le désir inquiet, mais dans l’échange. Inverser, tout renverser, le dos à la terre. Regarder le ciel, larguer les amarres, les erreurs du quai. Aller tout droit vers ce qui se cache ou fait semblant d’être autre. Dénicher la cruauté, le mensonge. Comme un maniaque, recommencer à chercher l’impulsion violente de la beauté qu’il faut prélever.

Arrimer l’infini.

L’originalité de ce recueil, par rapport à d’autres que j’ai lus d’Erwann Rougé, est de présenter une sorte de progression, comme un chemin parcouru de la mer vers la terre. Les annotations en tête des textes sont exclusivement maritimes. Leur objectivité laconique contraste avec les hésitations, les reprises, les répétitions des pensées brumeuses de l’auteur installé en passerelle de son navire. Mais la « passerelle » semble ici être également le lieu d’un passage, comme si le recul contemplatif du poète provoquait une mise en mouvement. A mi-recueil, la terre (un lieu nommé Loc Meven, que je ne connais pas mais qu’on trouve aisément sur la carte du Finistère, à quelques kilomètres de Brest et du Conquet) devient de plus en plus présente, tout en étant aussi insaisissable, dans les mains ou les mots, que l’air ou la mer…

Loc Meven

Vent si clair entre les doigts. Un moment rare, le silence qui s’apaise sur les pierres et les arbres. Dessiner sur le sable une ligne, une trace et un point d’équilibre qui disent un cercle, une île où tout commence à dire
Longtemps, j’ai rêvé que le corps se soulève plus léger que l’air. Un corps aérien. Il suffisait que je ne donne plus de pensées à la pesanteur. Sans trop vouloir.
Ecrire sans bord, à l’envers, de l’autre côté de la langue.


Le dernier appareillage du recueil s’achève en crise comme si le poète, dans ses aller/retour entre terre et mer, était devenu le lieu d’un affrontement. Le poète avoue une sensation de vide et de fatigue intense. Ischémie. L’éveil se fait en chambre blanche, probablement une chambre d’hôpital après un évanouissement (je sais personnellement que la mer peut être éprouvante, ayant notamment passé une nuit sous perfusion pour me réhydrater après plusieurs jours de tempête dont j’étais sorti totalement épuisé par le manque de sommeil et les vomissements…).

(...)
Tenter une gorgée d’air pour passer une barrière sans bégayer. Tout passe, sans chagrin, céleste dans le cerveau, passe claire. Tombés les nerfs, tombés les mots, les bras, les mains, la moitié de soi, passés muets, immobiles aux pieds des choses.
A ce moment-là, pas un seul oiseau

Peu à peu, le corps se rétablit, permettant au poète de quitter l’hôpital et de retrouver la maison, si pleine de la présence de la femme aimée. De même que la vie se réapprend geste par geste, à cause de la fatigue, le temps s’écoule lentement, instant par instant. Et ce qui pourrait être effort et souffrance devient engloutissement dans la présence de l’Etre, imperceptible et léger comme « un sillage de silence » mais où l'essentiel est donné en offrande : "ce peu de terre, ce peu de chair, ce tout d'amour"'

Loc Meven

Je réapprends à écrire. Je fatigue vite.
Ecrire, bâtir un lieu. Mot par mot. Avant tout : gagner un instant entre l’humus et la lumière. Je me dis maintenant : « les jours sont comptés ».
Tu es revenue de la lande avec de longues digitales cueillies sur les talus. J’écoute tes pas dans la cuisine. Tout s’écoule. Tout s’ouvre.

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Les éditions

  • Passerelle [Texte imprimé], carnet de mer Erwann Rougé
    de Rougé, Erwann
    l'Amourier / Fonds poésie
    ISBN : 9782915120929 ; 12,00 € ; 21/11/2013 ; 80 p. ; Broché
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