Mémoires argentiques
de Jacques Carlot

critiqué par JPO, le 12 avril 2021
( - 74 ans)


La note:  étoiles
Carlot et le secret de la chambre noire
JPO
Carlot et les secrets de la chambre noire

Carlot est de ceux qui se tiennent dans l'ombre, dans la coulisse aux décalcomanies ou la discrétion délibérée. Il est assurément de ces écrivains qui, tout en restant sur place, dans le périmètre familier et assez exigu d’une chambre ou mieux encore dans l’espace entre les tempes, se lancent à la conquête de nouveaux mondes, vivent des amours insensées, recueillent des signes dans la coquille du quotidien, des écumes, des bribes d’histoires, des paroles dérobées. Il nous offre tout un catalogue de petits événements et de signes saisis au quotidien dans la lente turbulence du temps, et dispersés comme les pièces d'un puzzle. La simplicité n'est qu'apparente; elle donne lieu parfois à un vertige apparemment simple et pourtant, d'une étonnante complexité.
De part en part, dans ses textes, on surprend des cordes de rappel, des échos; rien de continu mais des brisures, des remous et des sortes d’explications, c'est-à-dire: des images extirpées de leurs plis. Le texte n'a de sens qu'en lui-même et Carlot n'est pas de ceux qui se paient de mots. Parfois, dans l'arrière-cour d'un passage, on devine un drame dont on ne saura rien, une énigme qui n’a pas à être élucidée; et s'il y a une merveille, c'est comme si, à la lecture, on la découvrait soi-même : c'est là tout le charme. Le ravissement de quelqu’un qui nous ravit et nous touche d'un trait sensible entre deux vertèbres sous lesquelles sont les vergers du verbe.
Carlot vient de publier ses Mémoires argentiques. Il a débuté à vingt ans par la photographie, composant d'étonnants photomontages, des chrono-séquences du quotidien. Un geste se déroulant toujours dans le temps, l'idée était, non pas de le surprendre ou le suspendre, mais bien de le laisser se développer pour le magnifier. Un peu à la manière de ces pionniers du genre, Muybridge avec le galop d'un cheval ou Marey avec ses athlètes, qui nommait son invention chrono-photographie. On pourrait aussi bien parler d'une succession d'arrêts sur images. On en découvre un bel exemple sur la couverture de son livre.
Parallèlement à la photographie, Carlot s'est essayé à l'écriture au gré des ans. D'abord des petits poèmes, des textes courts, des fragments d'histoires. Jusqu'à parvenir, après un temps d'apprentissage, à composer des textes plus longs, des sortes de nouvelles ou des récits, dans une écriture et une manière qui ne sont qu'à lui. S'il développe ses films dans l'obscurité rougeâtre de son labo, en revanche, en écriture, c'est dans la chambre noire de la chair que tout se passe, l'espace intérieur où la mémoire et l'imaginaire s'allient, se fondent et finissent même par se confondre, toutes frontières effacées, au bénéfice de la création livresque.
«Je ne sais plus trop, dit Carlot, à partir de quand l’idée d’écrire des nouvelles ayant pour point commun un rapport à la photographie a germé en moi. Je me souviens avoir écrit la première nouvelle indépendamment de tout projet. Ensuite, le temps aidant, j’ai déterré de ma mémoire certains sujets qui sommeillaient depuis longtemps. Des souvenirs, des choses enfouies refaisaient surface et sur leur réalité, venait se greffer l’imaginaire.»
Il va sans dire que ce qui intéresse Carlot au premier chef, c’est l’aventure même de l’écriture. De développer de page en page, de phrase en phrase, au fil du récit, des trouvailles, des soudaines inspirations, des événements retrouvés, des court-circuits entre soi et soi-même. Pour notre plaisir de lecteur, Carlot attache une importance première au style et affectionne les élisions, les ruptures, les brisures, les métaphores, les allitérations, les chevilles ouvrières que sont les conjonctions, tous ces traits qui nous touchent à coup sûr au cœur, à l'âme ou dans je ne sais quelle partie indéfinie de nous-mêmes.
JPO

Jacques Carlot, Mémoires argentiques, Z4 éditions.