Le martyre de l'obèse
de Henri Béraud

critiqué par Alceste, le 1 avril 2021
(Liège - 62 ans)


La note:  étoiles
Le surpoids tout en finesse
Malgré son titre lacrymogène, ce roman traite des malheurs de l’obésité - ce que notre époque appelle vilainement la "grossophobie » - sur le ton de la légèreté. Ce qui ne l’empêche pas de bien cerner la condition difficile de la personne en surpoids, mais sans l’accent de victimisation auquel nos oreilles contemporaines ne sont que trop habituées. Ainsi, aucun sobriquet, dans quelque langue que ce soit, n’est épargné à notre héros, et tous les clichés qui collent à ce type physique pèsent sur ses épaules , notamment celui qui affirme qu’une personne bien en chair n’éprouve aucun désir physique et en suscite encore moins.
C’est sur ce postulat qu’un mari volage va demander à son ami de surveiller sa jeune épouse pendant qu’elle est seule. Mais la dame s’aperçoit des infidélités du mari et s’affiche avec notre héros pour attiser la jalousie de son mari, tout en se refusant à lui malgré le terrible empire qu’elle exerce sur lui. Dans ce triangle amoureux, notre obèse va jouer un rôle particulièrement ingrat car il faut fuir le mari jaloux dans toutes les capitales du monde, et profiter à peine d’un hôtel où l’on fait chambre à part. Le dénouement offre un coup de théâtre dont je laisse la surprise au lecteur persévérant.
Pour l’agrément de ce dernier d’ailleurs, le romancier a instauré un interlocuteur anonyme à qui notre héros rapporte ses mésaventures, apportant un surcroît de vie à une prose déjà très spirituelle
Trois ans après avoir accordé son prix à Marcel Proust, l’Académie Goncourt couronne, dans un genre assez différent , ce roman aux allures de pièce boulevardière. Même s’il ne touche pas aux profondeurs abyssales de La Recherche, il est très brillant et trouve un regain d’actualité dans son focus sur une « différence ».
Extraits :
« L’obèse est comique jusque dans le trépas. Même le croque-mort, qui gémit sous le poids du client, trouve encore le moyen de plaisanter. Un bossu fait peur, un ventru fait rire, c’est entré dans les mœurs ; désormais, nul n’y pourra plus rien changer.
Ainsi, au théâtre, où les sots prétendent trouver une image de la vie, les gros ne servent qu’à faire rire : une bedaine , messieurs, voilà la dernière ressource de l’amuseur essoufflé. L’action traîne, le public baille, la critique fronce les sourcils, attendez ! Une porte s’ouvre, voici le coïon. »

« Par l’échancrure de son peignoir, qui était couleur de printemps, mes yeux plongeaient dans le demi-jour d’un vert ambré, où ses seins palpitaient ainsi que deux oiseaux sous un transparent rideau de feuillage. Ce que je voyais m’aidait à imaginer le reste, tandis que, chauffé par l’ardeur secrète de son corps, le parfum de la bien-aimée s’exhalait avec plus de finesse et de force capiteuse.
L’homme est ainsi fait que ses sens, malgré lui, se piquent entre eux d’une constante émulation. La vue se réjouissait, l’odorat se délectait ; le toucher voulut bientôt sa part en affaire. J’allongeai doucement le bras le long du canapé. Ma main contournait une épaule demi-nue ; bientôt, avec une tendre douceur, je tâtais, sous la soie, l’un de ces objets que la nature a moulé, croirait-on , pour la main de l’homme.
Pour un succès, ce fut un succès. La gifle… »
"Je ne suis pas gros !!!" - Obélix 6 étoiles

Marrant de se dire que l'auteur de ce roman est le même que celui qui a écrit "Le Vitriol de Lune", roman historique très sombre sur le règne de Louis XV ayant, conjointement avec lui, obtenu le Goncourt en 1922. Parce que vraiment, s'il y à bien deux romans aussi différents l'un de l'autre, ce sont ces deux-là !
Ici, on a affaire à une comédie de moeurs cynique sur un obèse pris malgré lui dans une histoire de triangle amoureux (la femme de son meilleur ami veut faire croire à son mari qu'elle couche avec lui, ce qui n'est absolument pas le cas ; lui est secrètement amoureux d'elle, mais se refuse à trahir son ami, et il sait bien que son physique de bon gros lui interdit de tenter sa chance avec les femmes), une comédie très drôle (des dialogues vraiment réussis) même si ça ne vole pas super haut non plus.
Cette pochade a obtenu le Goncourt en 1922, donc, en même temps que l'autre roman de Béraud paru la même année et que j'ai cité plus haut. C'est étonnant, ça, d'avoir décerné ce prix à deux romans du même auteur, en même temps. Dans un sens, ça signifie que le jury voulait récompenser l'auteur plutôt que ses productions, sans chercher à départager ses deux romans en lice, mais dans un autre sens, ça désavantage clairement la concurrence, Béraud avait deux fois plus de chances de l'avoir, et il l'a eu pour ses deux romans en lice (mais quelques années plus tôt, un auteur l'a eu pour non pas deux, mais trois romans distincts !). Ce fait particulier ne se reproduira plus dans l'histoire du Goncourt.
Je préfère nettement "Le Vitriol de Lune", même si les deux romans sont vraiment différents et même si celui-ci n'est pas mauvais.

Bookivore - MENUCOURT - 41 ans - 21 août 2021