Frères migrants de Patrick Chamoiseau

Frères migrants de Patrick Chamoiseau

Catégorie(s) : Littérature => Francophone , Sciences humaines et exactes => Economie, politique, sociologie et actualités

Critiqué par Eric Eliès, le 6 mars 2021 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 10 étoiles
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Plaidoyer politique et poétique pour une nouvelle humanité

Ecrit en 2016, ce petit livre, dont l’écriture véhémente oscille entre le pamphlet et le manifeste, est né du double refus d’accepter l’intolérable souffrance des foules de migrants en détresse, perdues sur des chemins d’exode, fuyant la guerre ou la misère, et l'inadmissible mutisme de l’Europe s’emmurant dans ses frontières, comme affolée par le risque terroriste et refusant de porter assistance à des hommes, femmes et enfants qui sont, en définitive, les victimes du système politico-économique qu’elle a imposé à l’humanité.

Le ton du texte dévoile l’urgence qui a présidé à sa composition. Commençant par le témoignage d’amies parisiennes (Jane Sautière et Hind Meddeb) qui confient leur peine et leur colère face à l’absence de compassion des pouvoirs publics, qui ne cherchent qu’à endiguer ou canaliser ces flux sans se soucier du sort des êtres humains agglutinés dans des campements de fortune aux bordures de l’Europe ou sur les trottoirs des grandes villes, le livre se transforme peu à peu en plaidoyer pour une autre humanité, qui ne serait plus soumise au joug de l’économie libérale, et dont les migrants, forcés de vivre en marge des Etats, de la société et des rouages consuméristes, seraient les héros et les hérauts inconscients, comme si les frontières qu’ils traversaient étaient à la fois matérielles et symboliques. La singularité du livre ne réside pas dans sa générosité humaniste ou dans sa dénonciation des méfaits de la mondialisation capitaliste, formulée en des termes qui m’ont parfois fait songer à d’autres lectures (exemple : « Pour l'abolition de la société marchande pour une société vivante », de Raoul Venaigem) mais sur sa dimension poétique, qui porte et fonde un discours politique.

Il ne s’agit pas seulement de culture littéraire ou d’éloquence, comme peuvent en manifester certains hommes politiques (je pense notamment à Dominique de Villepin et Jean-Luc Mélenchon), mais véritablement, au-delà du souffle des courts chapitres au style souvent lyrique, de concepts politiques fondés sur un rapport au monde authentiquement poétique par son universalité, qui s’inscrit dans une perspective historique et cosmique car elle englobe tout l’ensemble du vivant, hommes, animaux et plantes qui ne cessent d’interagir et de se transformer. Pour Patrick Chamoiseau, tout est dynamique et tout se vaut dans le flux du vivant. Toute fixité est cadavérique et toute identité authentique ne peut se construire qu’en mouvement, dans le jeu des relations et des différences. Chamoiseau est, de toute évidence, l’héritier spirituel d’Edouard Glissant, dont il présente et célèbre la pensée du « Tout-Monde » pour opposer à l’uniformité de la Mondialisation du capitalisme libéral (globalisation déshumanisante qui transforme l’homme en consommateur) la vitalité et la diversité de la Mondialité (où l’homme s’épanouit par la mise en relation de tous les possibles). Peut-être par excessive modestie qui l’empêche de s’affirmer poète, Chamoiseau cite essentiellement, outre Césaire et Glissant dont il fut très proche ami, Saint-Exupéry mais sa conception du monde a des résonances évidentes chez des poètes majeurs comme Yves Bonnefoy, dont toute la poésie est quête du « vrai lieu » où nul homme ne se sentirait étranger (cf L’arrière-pays, que j’ai présenté sur CL, qui s’ouvre sur cet aveu explicite).

En fait, cet essai né de l’émotion du drame des migrants tentant de traverser la Méditerranée pour rejoindre l’Europe (l’image atroce du petit Aylan, retrouvé mort moyé sur une plage de Turquie, est évoquée), dépasse largement son sujet et s’ouvre à la condition humaine pour clamer, non sans une certaine emphase, son espoir d’un autre monde. Pour Chamoiseau, l’humanité n’a toujours pas tiré la leçon de la traite négrière et l’histoire continue, par la colonisation et par les guerres, à charrier cadavres et esclaves… Néanmoins, dans cette nuit profonde, les migrants (quels qu’ils soient) ont l’éclat des lucioles. Feux qui n’éclairent aucun chemin mais peuplent notre nuit de leurs présences vivantes. L’image, prise chez Aimé Césaire, érige le migrant en homme à part. Même s’il n’y a aucune dimension messianique dans le texte de Patrick Chamoiseau, on ne peut toutefois s’empêcher de songer à certains passages de la Bible ou du manifeste du parti communiste faisant de celui qui n’a rien, comme si son dénuement était une sorte de table rase pour rebâtir le monde, l’annonciateur d’un monde meilleur à venir…

Néanmoins, la pensée de Chamoiseau n’est pas manichéenne ou naïvement irénique. Chamoiseau comprend la peur des peuples et des individus, allant jusqu’à énoncer qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre un homme qui secoure un migrant, sans rien attendre en retour et parfois au risque de l'illégalité, et un électeur de Trump, obsédé par l’étanchéité des frontières et le repli national, sinon simplement une différence d’intensité dans le ressenti de leurs frustrations, de leurs peurs et de leurs espoirs. L’imaginaire et le rêve sont les moteurs de la pensée humaine, toujours en mouvement sous peine de dépérir… Evoquant cette dialectique, Chamoiseau souligne à plusieurs reprises, dans une formule admirablement concise et paradoxale, la force de « la confiance éclairée par la peur », aussi bien chez celui qui accueille (et s’enrichit de son don) que chez celui qui émigre… Cette force remet en cause les équilibres statiques et alimente un élan révolutionnaire qui a vocation à libérer l’humanité des entraves qui, en l’asservissant à l’économie et à la finance, la déshumanisent jusqu’à la transformer en entité prédatrice dont l’avidité menace jusqu'à sa propre existence. Le recueil s’achève sur une déclaration des poètes, dont le message, à vocation universelle (à la fois humaniste et écologique), affirme notamment (art.3) que l’accomplissement mutuel de l’univers, de la planète, du vivant et des hommes ne peut s’envisager que dans une horizontale plénitude du vivant – cette manière d’être au monde par laquelle l’humanité cesse d’être une menace pour elle-même. Et pour ce qui existe…

Ce très beau texte est une ode dont la lecture émeut et galvanise mais il me semble qu’elle idéalise parfois le migrant en une sorte d’errant porté par un élan de liberté qui ressusciterait la figure de Rimbaud, « l’homme aux semelles de vent ». Or les migrations actuelles ne sont pas des révoltes poétiques inspirées par l’espoir d’un ailleurs (cet « ailleurs » qui est au cœur de la poésie moderne depuis Baudelaire) mais sont des fuites impulsées par l’instinct de survie de celui qui n’a plus rien à perdre. Elles s’apparentent à un exode provoqué par la guerre (et j’y inclus la guerre économique). Et si la peur (compréhensible face aux grands bouleversements annoncés) peut avoir des vertus salvatrices, quand elle éclaire la confiance pour reprendre la belle formule de Chamoiseau, il me semble malheureusement que l’Europe et les USA s’emmurent non par prudence ou peur (que la confiance en soi permettrait de surmonter) mais par faiblesse et lâcheté, en s’agrippant à un confort matériel (l’obsession du « pouvoir d’achat », antienne des média et des hommes politiques) construit au détriment de la planète et du reste de l’humanité, et par calcul, pour décourager ceux qui hésitent à partir… Enfin, sortir du capitalisme libéral triomphant (du moins sans verser dans un totalitarisme) paraît illusoire tant le libéralisme, qui brasse également des forces imaginantes (notamment la liberté individuelle de penser, de dire, de faire et d'entreprendre), a démontré une extraordinaire faculté d'adaptation pour surmonter les crises qu'il a affrontées.

Suis-je plus pessimiste que l'auteur ? Pas tout à fait, car il me semble aussi que les prémices du monde nouveau annoncé par Chamoiseau existent déjà. Si on considère la Terre non plus comme des continents séparés par les océans mais comme un monde océanique, où nulle frontière ne peut être matérialisée (autrement que par représentation sur une carte), reliant les terres émergées, alors le « Tout-monde » existe déjà. L’importance vitale de la Relation, mise en exergue par Glissant et Chamoiseau, me semble avoir un écho évident dans la pensée philosophique de Michel Serres, qui a beaucoup écrit sur le « lien » entre toutes choses, sur la relation symbiotique nécessaire entre l’homme et son environnement dans une perspective universelle et globale, où s’épanouissent les diversités humaines sans qu’elles se transforment en rivalités et menaces. Dans « Le contrat naturel », Michel Serres élargit le commandement d’aimer son prochain à l’amour du lointain et du différent, nous enjoint d’aimer l’homme et le monde au-delà des distinctions de règne (homme/animal/végétal). Il me plaît de souligner que Michel Serres était marin (il fut plusieurs années officier de la marine nationale avant de se consacrer pleinement à la philosophie) et que cette conscience océanique est peut-être ce qui manque à l’essai de Patrick Chamoiseau, qui se confronte surtout aux concepts de territoires et de frontières. La dimension planétaire de l’océan change les mentalités et ouvre l’esprit, y compris des capitalistes. Ainsi, il est remarquable que les campagnes de secours aux migrants de l’Aquarius, navire de l’ONG SOS Méditerranée, furent soutenues et financées par Francis Vallat, président du cluster maritime français (qui regroupe les grandes entreprises du commerce maritime), quand l’Etat français refusait d’engager ses moyens. Il le fit au nom de la solidarité entre les hommes. En mer (normalement...), on ne détourne pas le regard comme tant le font sur les trottoirs de Paris (où j'ai vécu de 2014 à 2020).

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