Sérénissime assassinat
de Gabrielle Wittkop

critiqué par Kinbote, le 25 août 2004
(Jumet - 65 ans)


La note:  étoiles
"Un drame cruel et étrange"
« Pour la ville des miroirs, une écriture comme faite de miroirs brisés dont chaque fragment offre un nouveau regard sur l’écorce des choses. Cette écorce recèle un noyau, elle est le véhicule qui mène jusqu’à lui, puisque seule la perception permet la compréhension.... » écrit l’auteure en guise d’avant-propos. C’est donc par la perception, principalement visuelle et basée sur la peinture vénitienne du XVIIIème siècle (Longui, Guardi, Tiepolo le Jeune), qu’elle va inquiéter son lecteur. Gabrielle Wittkop, née à Nantes en 1920 mais ayant vécu depuis l’âge de 26 ans jusqu’à sa mort survenue il y a quelques mois en Allemagne, est l’auteure du Nécrophile en 1972 (chez la Régine Desforges première époque), roman qui, nous dit-on, marqua la naissance d’une « féminité sadienne dans la littérature française ».

L'action se déroule dans la Cité des Doges de 1766 à 1799. Elle met en scène une famille, les Lanzi, mère et fils, à la tête d’une importante et très convoitée filature. Alvise Lanzi aura sur cette période quatre femmes qui toutes mourront de mort affreuse. Dont on conclura qu’il s’agit d’assassinats par empoisonnement, tous perpétrés par un très proche de Lanzi, lui-même personnage un peu fade qui préfère la compagnie des livres à tout autre chose mais qui cependant ne sait faire sans se marier dès qu’il est veuf... Suivant les intentions déclarées de l’auteure, l’accent est surtout mis sur les couleurs et les textures, et un bruit, celui du parquet qui craque, signe d’un danger à venir ; on croirait en effet évoluer dans ces tableaux vénitiens dont il est fait référence. Les agonies sont magnifiquement rendues, mais avec un brin de complaisance et, le moment du dénouement venu, évidemment surprenant, on reste sur sa faim. J’ai donc trouvé un peu vain ce débordement de moyens, cet exercice de style.
Comme dans la tradition du théâtre de marionnettes japonais, le bunraku, dont une description est donnée en ouverture du roman, l’auteure ne nous cache pas que c’est elle qui tire les ficelles. Dans cette perspective de (dé)monstration, ce roman n'est que la pure et munificente illustration d’une intention première. En tout cas écrit dans une langue somptueuse.

Voici un joli portrait, dans une écriture toutefois plus sobre que celle de l’ensemble :
« Elle a des seins piriformes mais très durs, de petites fesses garçonnières, peu de hanches, par contre les épaules nobles et le col bien dégagé. On pourrait dire que ses mains sont vieilles parce qu’elle sont osseuses. Elle aime, en riant, écarter ses nymphes avec l’index et le médius. Elle danse nue à travers la chambre. Elle aime boire au lit. Quand elle a sué, sa peau se couvre d’un film nacré et commence à sentir la venaison. Elle aime parler pendant l’amour, dire des choses dures et poivrées comme elle. Elle sait raccommoder ses dentelles. Elle a une grande boîte de poudre mauve et trois fioles d’un élixir secret. Elle fait avaler ses mensonges avec l’adresse que met l’arracheur de dents à placer son bagout. La lampe est basse. Quelque part un rat galope. L’eau gargouille. Ils sont couchés, immobiles, l’un près de l’autre, le regard fixé sur le plafond peint. On entend une barque glisser sur le rio San Barnaba. On entend craquer le parquet du corridor. »
« Toute mort est opaque et anonyme, avec quelque chose de mesquin, une indigence sans remède ». 8 étoiles

L’histoire de «Sérénissime assassinat» se déroule entièrement à Venise entre 1766 et 1796. Le héros en est le richissime propriétaire fileur Alvise Lanzi ou plutôt ses épouses. En effet, durant le laps de temps décrit ci-dessus, Alvise se marie à quatre reprises et se retrouve veuf… quatre fois !

Là où l’histoire d’Alvise Lanzi prend une tournure, disons, inattendue, c’est que toutes ses femmes successives meurent de manière très étrange et tout à fait inexplicable, dans d’atroces souffrances, prises de terribles convulsions, vraisemblablement empoisonnées… Toutefois, aucune autopsie n’arrive à en faire la preuve formelle.

Malgré cette absence de preuves, les soupçons se portent immédiatement sur Alvise et bien sûr sur son entourage immédiat…

L’intrigue policière, si véritablement intrigue policière il y a, passe largement au second plan dans ce livre. Ce que l’on note ce sont tout d’abord les magnifiques paysages de véritables portraits «rendus» de la ville de Venise au XVIIIe S. Une ville fantasque et dangereuse, - au début de sa décadence -, que ce soit dans ses palais, ses rues, mais aussi, dans la vie et les mœurs si particulières (disons « légères »), de ses habitants…

Mais surtout, ce qui fait «l’étrangeté» de ce petit livre (un peu plus de 120 pages), c’est son incroyable style d’écriture. Si dans certains des livres qu’il m’arrive de commenter ici, les phrases sont ciselées, ici chaque mot est choisi et ciselé! Les descriptions sont insupportables, macabres pour ne pas dire cruelles et crues! L’auteur dans un effort d’ultra réalisme, ne nous épargne absolument aucun détail. Tout, absolument tout, nous est conté avec force de détails, et une force descriptive hors du commun!
C’est une écriture complexe qui demande des efforts et une concentration de tous les moments. Parfois on ne doit pas hésiter à revenir en arrière et à relire pour bien comprendre.

Attention toutefois, malgré ses peu de pages ce n’est pas un livre facile et on prendra donc le temps de le lire. L’érudition et la connaissance de Mme. WITTKOP sur le siècle des Lumières en général et sur la ville de Venise en particulier semblant n’avoir aucune limite, on ne doit pas hésiter un instant à se munir d’un bon dictionnaire, et à y recourir aussi souvent que nécessaire, à moins que des mots comme, - bauta, bissone, lubin, realtina, Mezzetin, tabarro, Burchiello, malvoisie, baicoli, forcola, merletti, oenanthe, gimblettes, giudecca, cendal, datura boustrophédon, sigisbée, felze, zecchin… -, et beaucoup, beaucoup d’autres, vous soient familiers…

J’ai fini ce livre admiratif, je ne sais pas si c’est le meilleur de Mme. Gabrielle WITTKOP, mais c’est certainement un livre très clivant. On «accroche» ou on n’accroche pas, on aime ou on n’aime pas mais en tous cas, c’est un livre qui vaut la peine d’être lu!

Un extrait révélateur de l’écriture de l’auteur :

«Sciée, la boîte crânienne est une boîte comme les autres. Les chairs sont à la fois flasques et marmoréennes, singulièrement compactes et figées, telle une graisse saisie par le froid. Aqueux dirait-on, l’épiderme gante les mains de plis lourds, des stases livides marbrent les pieds et les jambes. Toute mort est opaque et anonyme, avec quelque chose de mesquin, une indigence sans remède. Grise sculpture, le cerveau, lisse mais tarabiscoté comme une stéatite chinoise, repose dans un bol. Bon appétit. Humide, rosâtre, le thorax est évidé, outre béante, fente élargie, railleuse réplique de la vulve atone ouverte par omission et bâillant à mort sous le pénil gonflé, relâchement simultané de deux gueules verticales, stupides. Voici donc Venus libitinae, vénéneuse, gorgée de ptomaïnes, l’intérieur de la cavité thoracique et de la cavité péritonéale empli d’une sciure de bois qui a pompé le sang rose, la piquette hématique. Elle forme un tapis d’églantine, la sciure, un pelage de bois rose, sciure de bois qui boit le sang rose. C’est là que réside l’odeur la plus forte, c’est là que la mouche voudrait se fixer. Mais pourquoi parler avec tant d’obstination de ces fressures ?... Simplement parce qu’elles sont en nous, le jour et la nuit.»

Septularisen - Luxembourg - 56 ans - 6 juin 2018