Antilles-Guyane : Anthologie de poésie antillaise et guyanaise de langue française
de Jacques Rancourt

critiqué par Eric Eliès, le 20 décembre 2020
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une anthologie remarquable, permettant de découvrir une poésie exigeante et très engagée
Le seul mot d’outre-mer (appellation que j’emploie malgré ses connotations déplaisantes de centralisation hexagonale) suscite immédiatement toute une imagerie mentale de plages immenses, de ciel bleu, de grandes fleurs odorantes, de couleurs chatoyantes, etc. Ces clichés de cartes postales sont des reflets, très superficiels et même assez trompeurs, de la réalité de ces territoires (petits pays comme ils préfèrent eux-mêmes se nommer) qui ont chacun leur histoire et leur propre identité insulaire, qui se superpose à leur identité française. Dans les outre-mer, la culture ancestrale a été mise à mal par les processus successifs de colonisation et de mondialisation et ne survit plus que dans des activités pseudo-artistiques (chant, musique, traditions orales, sculptures, vannerie, etc.) détournées de leur sens profond pour servir l’industrie touristique. La singularité des Antilles, au sein des outre-mer, est que cette identité a réussi à investir le véritable champ artistique et s’exprime avec force pour son propre compte. La densité de sa littérature est véritablement stupéfiante et, peut-être est-ce le principal héritage d’Aimé Césaire, la poésie y tient une place majeure qu’elle peine à occuper ailleurs.

La petite anthologie publiée par le Temps des Cerises est éloquente de la richesse de la « poésie antillaise et guyanaise de langue française » (titre subtilement vindicatif, soulignant déjà le parti-pris de ne pas s'afficher, sans pour autant renier la langue, comme faisant part de la poésie française !). Le choix des poètes et des poèmes est d'une grande cohérence et offre une belle perspective sur un siècle de poésie caraïbéenne. L’anthologie aurait pu être bien plus vaste si l’auteur avait choisi d’y intégrer les poètes francophones des Caraïbes, notamment ceux d’Haïti. Néanmoins, même limité aux poètes de Guyane, de Guadeloupe et de Martinique du vingtième siècle, le choix (qui classe les poètes par ordre chronologique de naissance, en commençant par Daniel Thaly et Saint John Perse) est vaste et, surtout, met en exergue l’incroyable vitalité de cette littérature, à la fois sa qualité et sa diversité. Saint John Perse, Edouard Glissant, Léon Damas et Aimé Césaire sont les poètes les plus célèbres de cette anthologie mais la plupart des poètes présents sont des poètes remarquables, qui mériteraient d’être plus connus (comme par exemple Henri Corbin, que j’ai présenté sur CL). Il est d'ailleurs dommage que certaines notices biobibliographiques ne soient pas plus étoffées.

En général, l’identité des outre-mer se cristallise dans quelques poètes porte-voix qui se succèdent le long du siècle (par exemple, en Polynésie où j’ai vécu trois ans, Henri Héro) mais les Antilles et la Guyane se distinguent par un foisonnement qui, ramené à la taille des territoires et des populations, paraît extraordinaire. Les styles d’écriture sont multiples, parfois très littéraires, avec un vocabulaire précis jusqu’à la préciosité, parfois proches de l’oralité et mêlant français et créole (l'auteur a eu la judicieuse idée d'un glossaire !), et se ramifient dans toutes les directions. Certains poètes sont clairement post-surréalistes, avec des images poétiques surprenantes et violentes, tandis que d’autres sont plus lyriques, allant jusqu’à retrouver, parfois avec une certaine emphase, le souffle des grands conteurs de mythologie, notamment Saint John Perse, Georges Desportes, Edouard Glissant (dont l’anthologie cite des extraits de son poème « Les Indes ») et Monchoachi (L’espère-geste), dont j’ai présenté sur CL le recueil « Partition noire et bleue ».

Et voyez, par-delà les bois, d'autres qui tremblent doucement
Craignant d'oser ou d'approcher les dieux du feu et de la nuit
O dans les siècles ces autres qui portèrent le fourrage à la lisière de leurs maîtres, acceptant
Avec des mots fertiles en crachats, des mots de boue, le vieux serment de ne pas être,
Sinon comme un sarcasme, ou une ride sur la mare à l'heure où d'autres se lavaient !
Ceux-là, pour eux enfin la clairière s'ouvrit, et on connut qu'elle est le temple
De tes fils, ô Liberté, de tes gardiens durant ce temps, pendant que femme tu te reposes sous la branche,
Et que l'oiseau paradisier replie ses lames de braisier

[Edouard Glissant]

Il n’y a, dans la littérature antillaise, aucune facilité adossée à un exotisme de pacotille. L’écriture est exigeante : ce n’est pas une poésie faite pour se distraire de jolies phrases. Etrangement, à rebours de l’image de pays joyeux et festif associé aux Antilles, le ton, qui veut témoigner d'une réalité intime ou sociale, est souvent âpre et languide, voire morbide, avec une violence explicite, qu’elle soit politique (comme chez Serge Patient, Sari, Gérard Delisle ou Gerty Dambury) ou associée à la nature, souvent marine, pour évoquer l’enlisement, la misère ou la souffrance (comme chez Ernest Pépin, Daniel Radford et tant d’autres, jusqu'à Aimé Césaire.)

C'est une souche de mer
sans autres bourgeons
que la rengaine des biguines / des mazoukes / des bel-air

C'est un navire échoué
parmi la transe marine
échoué comme échouent nos grèves / nos émeutes / nos révoltes

(...)

La misère partout roule ses vagues de sueur.

[Ernest Pépin]

En fait, la poésie antillaise est profondément identitaire et l’identité antillaise (et également guyanaise) est enracinée dans l’histoire de l’esclavage, qui pulse une douleur lancinante et des éclairs de révolte. Je n’avais pas conscience, avant de m’installer en Martinique, de l’importance du questionnement identitaire des Antillais et du rapport à l’Afrique. La poésie antillaise est très engagée et il n’est finalement rien d’étonnant à ce que les Antillais aient choisi des poètes pour porter leurs projets politiques (Aimé Césaire, bien sûr, mais aussi Edouard Glissant, qui fut temporairement interdit de séjour aux Antilles en raison de son militantisme politique). Certes, le « cahier d’un retour au pays natal » l’énonce explicitement mais la blessure est toujours ouverte comme l’atteste le dernier (et donc plus récent) poème du recueil, écrit en 2003 par un poète guyanais :

Entre passé et avenir / Sans passé ni avenir / Entre la cale du négrier et la classe affaire de l’Airbus /

[Sari]