Ce genre de petites choses
de Claire Keegan

critiqué par Poet75, le 7 décembre 2020
(Paris - 67 ans)


La note:  étoiles
Un homme de courage
En mars de l’an 2000, le pape Jean-Paul II en avait surpris plus d’un en demandant publiquement pardon à Dieu pour les péchés et fautes de l’Église commis au cours des siècles. À quoi songeait précisément le pape en faisant ainsi acte de repentance ? La démarche était louable, mais paraît aujourd’hui presque insuffisante, sinon caduque, alors que tant d’autres scandales impliquant des responsables d’Église ont été révélés depuis lors, un nombre assez considérable d’entre eux ayant été perpétrés pendant le pontificat même de Jean-Paul II. Nul besoin de se référer aux époques lointaines des Croisades ou de l’Inquisition, ni même de citer les termes infâmes utilisés jusqu’à une époque récente pour désigner les Juifs. Bien d’autres ignominies, commises récemment, voire très récemment, ont gravement édulcoré l’image d’une institution qui ne se risque plus guère à se targuer d’être « experte en humanité », comme elle fit du temps du pape Paul VI.
L’une des pratiques les plus terrifiantes, commise impunément par des religieuses du Bon Pasteur avec la complicité de l’État et, l’on pourrait dire, de la société tout entière, perdura en Irlande de 1765 jusqu’à 1996. Durant toutes ces années, autant qu’on le sache, car une partie des archives a été détruite, on estime que 30 000 femmes, que, pour une raison ou une autre, toujours d’ordre sexuel, on estimait « perdues » du fait de leurs « mœurs légères », ont été enfermées dans des institutions de rééducation tenues par les religieuses. La vérité est sidérante : ces femmes, qui devaient travailler dans des blanchisseries, étaient traitées ni plus ni moins que comme des esclaves. Quant à celles qui accouchaient, leurs enfants leur étaient enlevés et, si possible, vendus à des familles riches en recherche d’adoption. Sévices, malnutrition, châtiments corporels, punitions étaient le lot commun des filles et des femmes placées de force dans ces couvents-prisons. Les familles elles-mêmes, les prêtres qui profitaient sans scrupules des blanchisseries et la société tout entière étaient complices de ces exactions.
Un documentaire diffusé sur Channel 4 en 1998 avait révélé l’ampleur de ces faits, créant une onde de choc en Irlande. Puis, en 2002, il y eut, sur les écrans, le remarquable, bien qu’éprouvant, film de Peter Mullan, The Magdalene Sisters. Aujourd’hui, c’est une romancière, Claire Keegan, qui revient sur ce sujet avec un court récit, fort bien conçu et fort bien agencé. Pour ce faire, l’écrivaine a eu l’excellente intuition de créer un personnage qui, du fait de sa propre histoire, ne peut rester indifférent, quant à lui, au sort des filles enfermées pour avoir, soi-disant, fauté. Il se nomme Bill Furlong, travaille comme vendeur de charbon, est marié avec Eileen et est père de 5 filles. Mais c’est surtout l’histoire de sa naissance qui fait comprendre sa sensibilité. Car la mère de Furlong, elle aussi, tout comme celles qu’on enferme chez les religieuses pour en faire des esclaves, fut enceinte alors qu’elle n’était pas mariée (Furlong, d’ailleurs, se perd en conjectures sur l’identité de son propre père). Or, si la mère de Bill Furlong avait pu échapper au sort habituellement réservé, en Irlande, aux filles-mères, c’est parce qu’une femme (Mrs Wilson) pour qui elle travaillait l’avait prise sous sa protection. L’enfant une fois né, lui aussi avait bénéficié de la bienveillance de cette femme.
Or le métier de Bill lui enjoint de livrer, régulièrement, du charbon au couvent qui semble si beau et si paisible quand on le voit de l’extérieur. Certes, des rumeurs vont bon train dans la région : on parle de filles qui font pénitence, plus d’un prend la défense des religieuses, mais il en est qui murmurent que les enfants illégitimes qui naissent à l’intérieur de l’institution font l’objet d’un trafic. Bill, lui, à cause de son métier, est amené à être, malgré lui, un témoin direct de maltraitances. Une première fois, alors qu’il livre du charbon, il découvre, dans un hangar, une fille déguenillée qui y a manifestement passé la nuit parce qu’elle a été punie.
Or ce qu’il a vu, il ne peut désormais plus l’évacuer de son esprit. Cela le hante. Sa femme a beau essayer de le raisonner en lui disant que c’est comme ça, que des filles « s’attirent des ennuis », Bill ne peut pas ne pas songer à sa mère qui aurait pu, elle aussi, connaître cet enfer. Les sœurs peuvent essayer d’arrondir les angles, de faire les hypocrites en mettant un billet de 50 livres dans une enveloppe qu’elles remettent au vendeur de charbon et à sa famille, rien n’y fait. Les commères peuvent le mettre en garde en lui rappelant que « ces religieuses ont des intérêts partout », Bill ne peut oublier ce qu’il a vu.
Quelque temps plus tard, alors qu’on se prépare à fêter Noël, en faisant comme s’il ne passait rien d’insupportable en Irlande, viennent à l’esprit de Bill les réflexions et les questions qu’en homme droit il ne peut pas ne pas se poser. Bien plus, il prend l’initiative d’un sauvetage, tout en sachant ce qu’il risque, tout en n’ignorant pas que « tous sont de mèche », comme on le lui a dit. « Était-ce possible, écrit Claire Keegan, de continuer durant toutes les années, les décennies, durant une vie entière, sans avoir une seule fois le courage de s’opposer aux usages établis et pourtant se qualifier de chrétien, et se regarder en face dans le miroir ? ». Ce qu’il décide de faire en fin de compte, Bill sait qu’il en subira des conséquences, mais il sait aussi que cela le rend plus heureux qu’il ne l’a jamais été.
Le courage du choix 8 étoiles

A l'approche des fêtes de Noël, Bill Furlong est préoccupé. Père de famille aimant, chef d'entreprise respecté, il semble avoir réussi sa vie. Mais il s'interroge sur le sens de tous ses efforts, de cette routine sans éclat, de ces convenances hypocrites. Se rajoute la question de ce père inconnu, alors que disparaissent ceux qui pourraient l'éclairer. Et enfin et surtout qu'en est-il de ces sombres rumeurs qui circulent sur le traitement des pensionnaires du couvent voisin et auxquelles malgré lui il se trouve confronté?

J'ai apprécié le format court de ce roman à la Dickens, avec cette étrange impression d'une histoire se déroulant un siècle plus tôt. Claire Keegan nous fait partager quelques jours d'une vie, à un moment de bascule, où la stabilité de façade se dispute aux troubles intérieurs, qu'il s'agisse des hommes ou des institutions. Et comment réagir face à ces contradictions? Fermer les yeux, ne pas choisir, serait tellement plus facile.
Les points de suspension épargnent au lecteur une fin convenue et nous laisse la liberté de conclure ou pas. Cette ouverture fait du bien, tout reste possible.

Elko - Niort - 47 ans - 7 mars 2021


La magie de Noël 7 étoiles

Un conte de Noël tendre, qui se savoure lentement pour en apprécier toute la saveur : 1985, Bill Furlong est marchand de bois et de charbon dans une petite ville portuaire irlandaise, marié et père de cinq enfants. Elevé dans la maison où sa mère, enceinte à quinze ans, était domestique, il a eu plus de chance que d'autres enfants nés sans père. Quelques jours avant Noël, il livre le couvent où des rumeurs circulent sur l'exploitation de filles-mères par les filles du Bon Pasteur et la vente de leurs enfants. Il y fait la connaissance d'une jeune fille dans un triste état qui l'implore de l'emmener, ainsi que d'autres pensionnaires s'escrimant à nettoyer le parquet, en haillons et pieds nus. D'ordinaire tranquille et généreux, cette vision le bouleverse et fait écho à son propre passé. Il sonde son âme et décide de n'écouter que son coeur, quitte à en subir les conséquences.
Une atmosphère chaleureuse, la "magie de Noël" qui opère et un scandale avéré mis en lumière, celui de la claustration des femmes et enfants des blanchisseries de Magdalen en Irlande. Une lecture brève, pleine de pudeur !
« A quoi bon être en vie si l’on ne s’entraidait pas ? Était-ce possible de continuer durant toutes les années, les décennies, durant une vie entière, sans avoir une seule fois le courage de s’opposer aux usages établis et pourtant se qualifier de chrétien, et se regarder en face dans le miroir ? »

Psychééé - - 35 ans - 7 janvier 2021