C'est une chose sérieuse que d'être parmi les hommes de Leslie Allan Murray

C'est une chose sérieuse que d'être parmi les hommes de Leslie Allan Murray

Catégorie(s) : Littérature => Anglophone , Théâtre et Poésie => Poésie

Critiqué par Eric Eliès, le 1 septembre 2020 (Inscrit le 22 décembre 2011, 49 ans)
La note : 8 étoiles
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Une poésie très descriptive, mais profondément subjective, qui devient émouvante quand elle se confronte à la mort et à la religion

Curieusement, le poète australien Les Murray, qui semble très connu et même célébré dans le monde anglo-saxon, n'avait jamais été traduit en français. Cette anthologie de poèmes choisis, présentés et traduits par Daniel Tammet, comble en partie cette lacune en offrant au lecteur une perspective sur quatre décennies d'écriture, de 1965 (The Ilex tree) à 2006 (The biplane houses). Néanmoins, il convient d'emblée de souligner que, dans cette édition, la présence du traducteur est aussi prégnante que celle de l'auteur et introduit même un biais dans la découverte des poèmes de Les Murray.

En effet, le lien entre Les Murray et Daniel Tammet dépasse, de loin, le cadre ordinaire des relations entre un auteur et son traducteur. Tous deux atteints d'autisme Asperger et capables d'exprimer, dans les mots, la singularité de leur rapport au monde, il ne fait nulle doute, en lisant la préface de Daniel Tammet, qu'il a reconnu en Les Murray, au-delà de la différence d'âge et des océans qui les séparent, une âme soeur qu'il aime et admire. Daniel Tammet a plusieurs fois évoqué (notamment dans son essai "Chaque mot est un oiseau" et dans ses poèmes "Portraits", que j'ai présentés sur CL) la figure de Les Murray, à la fois modèle et mentor, et révélateur de la possibilité d'une écriture authentiquement poétique pouvant exprimer le ressenti de son regard et le sublimer en le donnant en partage pour "voir et s'émouvoir" (mots que Daniel Tammet a placé en exergue dans le bandeau de jaquette pour définir l'essence de la poésie de Les Murray). Daniel Tammet qui, depuis "je suis né un jour bleu", est considéré comme un autiste singulier par sa capacité à exprimer, avec talent, les spécificités de son ressenti, a découvert, en lisant Les Murray, que ce ressenti était aussi porteur d'émotions pouvant atteindre à l'universel, comme dans le très beau poème intitulé "Un arc en ciel absolument ordinaire", où une sorte d'empathie fraternelle semble lier la foule au malheur d'un seul homme, un inconnu assis dans une rue de Sydney, dont les pleurs silencieux étreignent le coeur de tous les habitants...

(...)
L'homme que nous encerclons, l'homme que personne n'approche / Ne fait que sangloter, et ne le cache pas, il sanglote / Non comme un môme, non comme le vent, comme un homme / Et il ne déclame pas, ne tape pas sa poitrine, ni même / Pleurniche bruyamment - pourtant la dignité de ses sanglots

Nous tient à distance, du creux qu'il fabrique autour de lui / Au clair du midi, dans son pentagramme de chagrin / Les uniformes de la foule qui essayaient de le saisir / Le fixent du regard, et s'étonnent de leur envie / Soudaine de larmes, comme les enfants de voir un arc-en-ciel
(...)

Le poème se lit aisément, aussi j'ai un peu regretté que Daniel Tammet ne laisse pas le poème se suffire à lui-même. En fait, de nombreux poèmes du recueil sont introduits par une note explicative, dans le but certes louable de permettre au lecteur de se repérer dans les noms de lieux, les moeurs australiennes et les "intentions" de l'auteur mais, ce faisant, Daniel Tammet, parfois à la limite de l'analyse de texte, guide excessivement la lecture et ampute le poème d'une part de sa richesse. Il n'est pas nécessaire de chercher à expliquer un poème pour lui donner son sens "vrai" car un poème a tous les sens qu'on peut lui donner. Et cette équivocité, qui joue du silence et des non-dits et peut aller jusqu'à l'ambiguité d'une vérité "mutiple", est un enjeu majeur de la poésie !

La poésie de Murray est une sorte de subjectivité descriptive et parfois narrative. Quand il s'empare d'objets (comme dans les poèmes intitulés "la douche", la "bassine en étain", "la clôture à bétail", "l'accordéon" ou même "le fût en acier récupérateur de d'eau de pluie"), Les Murray les décrit avec minutie mais sans objectivité, en les présentant comme les symboles de situations humaines (la pauvreté, une dispute d'héritage, etc). La lecture des titres aurait pu faire songer à Francis Ponge mais le procédé est en fait très éloigné car il procède par accumulation d'images sans se soucier de pénétrer l'épaisseur du mot :

La douche

Du pavot métallique / Une bouffée de transe / Comme une décharge d'eau, une averse intense particulière / Pire dans une vieille pension, ou une caserne restreinte, / Meilleure dans une cabine, cette passion enveloppante des Australiens : / Une ambiance tropicale, un torrent qui détend avec sa chaleur / Qui enflamme avec son froid, un sauna en action, un bidet inversé, / Le spectre brillant de votre rivière intérieure, / Rappelant tous vos fluides, ruisselant de vos côtes, donnant / Au savon collant un parfum d'automne, de fleurs de jardin secret, (...)
**
La musique de l'accordéon

Une bible à bretelles qui console le pécheur et le saint / Il s'ouvre et se referme, et chante à chaque va-et-vient / Il bat un énorme jeu de cartes, s'évente tel un séducteur / Et s'étire en étagère de livres sur l'homme et sa douleur (...)

Les Murray brosse également des portraits d'individus, proches ou lointains, hommes du passé ("Jozsef", "Histoire de ma grand-mère" ou "L'ouverture solennelle 1812 à Topkapi Saray") ou du présent ("La gymnaste Valeria Vatkina", "Le videur", "Les pêcheurs à SouthHead", "La musique malade" évoquant un cousin musicien et épileptique ou "Elégie pour Angus Macdonald de Cnoclin"). Ces poèmes sont souvent assez longs et narratifs, comme peut l'être un conte agrémenté d'images et de jolies tournures (même si certaines sonnent parfois étrangement, voire maladroitement). Il affleure dans les textes une verbosité un peu lyrique, dont il convient de souligner qu'elle est dénuée de grandiloquence, (le ton reste en permanence mesuré, presque humble et non dénué d'ironie dans l'auto-description), mais qui est très à rebours des tendances de la poésie contemporaine, du moins en France, qui s'écrit au bord du silence des mots. En outre, contrairement à la poésie moderne où le poème semble souvent se retourner sur lui-même comme si le rapport aux mots et au langage était le vrai sujet du poème, l'écriture de Les Murray reste très descriptive, que ce soit d'un objet ou d'une idée. Même quand Murray prend les singularités linguistiques comme sujet du poème (par exemple dans "les grammaires culinaires" où il compare plusieurs langues à la langue celtiques, dont il avait fait l'apprentissage par fidélité à ses racines écossaises), le langage est "décrit" comme une sorte d'objet d'étude. C'est peut-être pour cette raison que Les Murray avait été, jusqu'à présent, très peu (voire pas du tout) traduit en français.

En fait, les poèmes les plus originaux, et à mon sens les plus intéressants du recueil, résident dans des sortes de divagations mêlant réflexions et digressions où l'auteur, sans trop se soucier de la rigueur de l'argumentation, livre ses pensées et son ressenti. Ainsi, dans "la musique est pour moi comme les jours", il évoque le souvenir de toutes les musiques entendues, qui font comme une cacophonie indistincte de bruits. Dans "le rêve de porter un short à jamais", il se livre à un étonnant plaidoyer pour le port du short en arguant que le port du pantalon a lui aussi été, un temps, considéré comme ridicule :

(...) Maintenant que tous ceux qui désiraient porter un pantalon / peuvent plus ou moins le faire, / le pantalon, qui lui-même a été un sous-vêtement / A maintes reprises, et clandestin plus d'une fois / Il est temps de chérir le culte du short. / De remplacer les costards sombres / Par la tronche des genoux nus / De rafraîchir ses orteils dans l'eau (...)

Cette poésie peut sembler excessivement prosaïque, voire presque un peu "antipoétique". Néanmoins, elle sait aussi s'élever et se confronter à la transcendance. Les Murray est croyant et son évocation de la religion, qui peut être un peu plate (comme par exemple quand il évoque les vies sauvées dans "les statistiques de la bonté"), trouve des accents poétiques et poignants pour évoquer la foi, dans la simplicité de son désir d'une vie éternelle, comme dans ce poème où le dernier adieu est remplacé par le dernier bonjour

Un dernier bonjour

Ne meurs pas, papa. / Mais ils meurent / (...) / Le jour de ton enterrement, il y avait du monde,/ La famille, et des gens venus de loin. / Mais d'autres bien sûr étaient déjà partis / Assister à leur propre enterrement. / De nos jours, les snobs nous mettent en garde / Contre la religion, quand ils le peuvent. / On les emmerde. Je te souhaite Dieu.

La poésie et la religion se confondent dans un même espoir que l'amour soit plus fort que la mort. La poésie de Les Murray ne se suffit pas à elle-même, et c'est sans doute sa faiblesse, mais elle se sublime dans la foi. Outre "Un dernier bonjour", les deux poèmes "Les cantiques gaéliques" et "Poésie et religion" dévoilent l'importance de la religion dans l'écriture poétique de Les Murray, car elle est la source de la spiritualité qui lui permet de se détacher de la matérialité des choses. Dans ces poèmes, l'écriture cesse d'être descriptive ou analytique et vibre d'une présence. La réflexion est le simple énoncé d'une conviction, assez faiblement étayée (comparée par exemple aux analyses de Claude-Henri Rocquet sur le lien complexe entre prière et poésie) mais elle touche par sa ferveur :

Poésie et religion

Les religions sont des poèmes. Elles harmonisent / Le soleil et le songe, les sentiments, / L'instinct, le souffle et le geste / Pour créer la seule pensée complète : la poésie. / Rien n'est dit sauf par les mots issus de rêves / Et rien n'est vrai qui ne s'exprime qu'en mots. / Un poème, comparé à une religion organisée, / Ressemble à la courte nuit de noces d'un soldat / Sa philosophie de vie et de mort, une petite religion / La pleine religion est un poème que l'on répète (...)

Et ce poème, qui clôt presque le recueil, jette une autre lumière sur l'homme qui pleure dans "un arc en ciel absolument ordinaire", en tétanisant la foule qui ne comprend pas le mystère de ses larmes mais en ressent la douleur. Il témoigne d'une souffrance universelle (que Les Murray ne cherche pas à expliquer ni même à nommer : la raison des larmes n'est pas dévoilée), qu'il incarne (malgré lui) comme une sorte de figure christique jaillie de l'ordinaire des jours... Le dernier vers du poème prend alors tout son sens :

Echappant aux fidèles, il se hâte dans Pitt Street.

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