La fontaine d'Héghnar
de Mkrtitch Armen

critiqué par Fanou03, le 19 mai 2020
(* - 48 ans)


La note:  étoiles
Les amants maudits de Gümri
Voilà une variation très intéressante du thème des amants maudits, écrite par le romancier arménien Mkritich Armen. Le récit a lieu au début du vingtième siècle dans l’Arménie russe, où coexistent paisiblement, dans le village de Gümri, les communautés grecques, turques et arméniennes. La belle Héghnar, épouse du respecté maître fontainier Mrtich, rejoint chaque dimanche en secret son jeune amant, Varos, le fils de l’orfèvre, dans une maison du quartier turc. Mais leur manège va bientôt être éventé et Dieu semblera vouloir punir les deux amants. Sur la tombe d’Héghnar, maître Mrtich dressera une fontaine où nul autre que lui ne pourra boire car, comme le rappelle l’épitaphe qu’il fera graver: « l’épouse n’est source que pour son mari, nul autre ne peut s’en abreuver ».

La fontaine d’Héghnar m’a évoqué irrésistiblement dans un premier temps un conte oriental, de par sa géographie bien sûr, mais aussi sa poésie languissante et sensuelle proche de la nature, la présence de certaines coutumes et de rituels, comme les libations que les maîtres artisans pratiquent au début du récit en souvenir de leur confrère fontainier, ou bien encore des éléments étranges et inexpliqués (la mort brutale d’Héghnar, la fontaine miraculeuse).

Sur cette trame presque « folklorique » j’ai envie de dire, Mkritich Armen greffe par contre une narration plutôt moderne. Le contexte socio-culturel, voire ethnographique, d’une société en partie disparue au moment de l’écriture du récit (on nous dit que le quartier turc n’existe plus) est ainsi extrêmement précis, décrivant les rapports entre les communautés, leurs habitudes (les bains), leurs activités. L’auteur interroge d’ailleurs dans de très belles pages le rapport ambigu entre ces communautés, constatant leur coexistence pacifique mais distancié, alors que tant de choses les rapprochent. Il démonte aussi, au sens propre comme au sens figuré, les artifices du conte qu’il a pourtant lui-même mis en scène. A-t-il voulu dire par là sans qu’il faut à un moment s’affranchir de la tradition, tant littéraire que sociologique (par exemple les mariages forcés), tout en lui rendant une sorte d’hommage ?

S’affranchir des traditions, Héghnar et Varos, par leur histoire d’amour, le font sur de multiples plans. Ils s’affranchissent bien sûr en premier lieu des liens du mariage, Héghnar se retrouvant dans le rôle mal-aimé de la femme infidèle ; de la différence d’âge puisque Varos est plus jeune de dix ans, ce qui rajoute à l’opprobre ; enfin par le fait que le scandale, qui concerne les Arméniens, éclate dans le quartier turc, bafouant également cette communauté. Ces deux communautés vont pourtant faire front commun quant à leur réprobation envers le comportement des deux amants. L’amour de Héghnar et Varos c’est un peu « le Cantique des Cantiques » contre le septième commandement (« Tu ne commettras pas d’adultère »). Tout en étant extrêmement respectueux des figures incarnant les traditions (maître Mkritich le fontainier n’est jamais dévalorisé, il montre plutôt l’image d’un sage tandis que Varos le jeune amant, au contraire, passe pour un jeune homme fainéant et cherchant le plaisir), Mkrtitch Armen semble quand même prendre clairement position, en regrettant la condamnation des amants et la primauté du droit des familles sur les voix de l’Amour.