Le livre brûlé
de Marc-Alain Ouaknin

critiqué par Fanou03, le 28 avril 2020
(* - 48 ans)


La note:  étoiles
Contre le dogmatisme
Marc-Alain Ouaknin, l’auteur du Livre Brûlé, expose dès l’introduction le projet qu’il se propose de développer dans son ouvrage. En premier lieu dire ce qu’est le Talmud, ainsi qu’exposer le concept de l’interprétation talmudique ; offrir ensuite une illustration de l’interprétation talmudique à travers une analyse de plusieurs textes amenant à une réflexion sur la nature des livres ; enfin se pencher sur la pensée philosophique d’un maître du Talmud du dix-neuvième siècle qui s’est beaucoup interrogé sur la nature des livres, et s’est demandé s’il ne fallait pas les brûler "pour créer le renouvellement du sens..."

Mais pour commencer : qu’est donc que le Talmud ? À côté de la Bible hébraïque (la Loi écrite) constituée notamment de la Tora (les cinq premiers livres de la Bible chrétienne), une deuxième Tora, dite « Loi orale » vient compléter la Loi écrite. Cette Tora orale a été enrichie au cours du temps par de nouvelles lois et des commentaires explicatifs provenant de différentes écoles rabbiniques. C’est cet ensemble qui forme le Talmud, corpus juridique central de la religion juive. Le Talmud est d’autant plus précieux que la Tora écrite se révèle potentiellement pleine d’ambiguïté : l’alphabet hébraïque a en effet cette particularité d’être purement consonantique et pour ainsi dire dénué de ponctuation, ce qui ouvre, pour un même texte, une infinie de lectures possibles. La transmission du Talmud, dont la constitution se fit sur sept siècles, était uniquement orale à l’origine. Le Talmud fut finalement fixé par écrit pour lui assurer une pérennité supplémentaire face aux aléas de l’Histoire qui frappèrent durement le peuple Juif.

Dans cette même première partie, Marc-Alain Ouaknim entreprend ensuite de nous initier aux techniques d’interprétation qui permettent de donner un sens à un texte du Talmud. Elles sont fort nombreuses, et paraissent, pour un esprit qui se veut cartésien, fort subjectives, car elles permettent de recombiner le texte sous n’importe quelle forme, ce qui donne l’impression de lui permettre de lui faire dire un peu ce que l’on veut. Elles utilisent, à titre d’exemples les plus simples, la valeur numérique des mots ou encore la lecture anagrammique (qui consiste à prendre les initiales d’une série de mot qui font d’autres mots), techniques combinés à une série de règles logiques, l’herméneutique talmudique.

Autant vous l’avouer tout de suite : voici un ouvrage qui m’a donné du fil à retordre quant à sa compréhension. J’ai dû arrêter sa lecture de longs mois et la reprendre plus tard deux ou trois fois tant certains passages, particulièrement abscons, m’ont découragé. Aujourd’hui encore j’ai renoncé à comprendre certains d’entre eux. Il faut dire que l’histoire du Talmud est fort complexe, tandis que son interprétation confine au mysticisme : pour un novice comme moi il est facile de se perdre dans ce dédale. La première partie de l’ouvrage, quoique déjà ardue, est malgré tout, et de loin, sans doute la plus accessible. La seconde (« Qu’est-ce qu’un livre ? » et « Le visible et l’invisible ») m’a plongé dans la perplexité, les techniques de l’interprétation talmudique, quoique incontestablement fascinantes au vu des possibilités qu’elles proposent pour analyser un texte se révèlent assez étrangères à notre culture occidentale et « scientifique ». Je n’ose parler de la troisième partie, sorte de puissante synthèse et conclusion des deux premières, qui évoque la pensée, assez opaque, d’un certain Rabbi Nahman de Braslav, et en particulier d’un de ses ouvrages, le Livre brûlé, référence lui-même à un passage du Talmud qui se demande à quelle condition sauver des livres d’un incendie le jour du Shabbat : « ne faut-il pas, au fond, brûler les livres pour donner naissance à la pensée, pour créer le renouvellement de sens ? »

Malgré mon échec à assimiler l’entièreté du message du Livre Brûlé, il n’en reste pas moins que les idées que j’ai pu saisir de l’ouvrage de Marc-Alain Ouaknim sont d’une très grande richesse. D’abord par ce qu’elle m’ont appris sur le Talmud et la religion juive elle-même. Ensuite sur le discours, me semble-t-il, que veut faire passer l’auteur : un appel à ce que le Talmud ne soit pas enfermé dans une interprétation dogmatique, mais au contraire dans une interprétation ouverte. C’est le beau principe de Mahloquèt, le dialogue talmudique, dont Marc-Alain Ouaknim fait la louange, et qui anime, semble-t-il, les écoles rabbiniques : interroger sans cesse le texte, soumettre à la question les analyses précédentes des maîtres. Contrairement à la philosophie grecque, qui est une philosophie de la réponse, l’important dans le Mahloquèt est la richesse de l’échange. Il faut faire vivre le livre, le faire parler. Le Livre ainsi « contient plus qu’il ne contient », son contenu est dynamique, grâce au rapport entre le lecteur et le Livre.

C’est là un des fils rouges important de cet ouvrage d'une grande densité (et par la même difficile à résumer) : le rapport entre l’écrit et l’oral. L’écrit fige un texte, en fait un dogme, politique, religieux :« Étant donné la place fondatrice du texte dans nos sociétés, quelle est la place de l’individu et de la subjectivité à l’intérieur de la société textuelle ? » se demande d’ailleurs en introduction Marc-Alain Ouaknin. Le faire parler, autoriser que la part subjective de chaque être humain en livre une interprétation, le rende vivant. C’est vrai pour le Talmud, le Livre, bien sûr, mais on peut faire extrapolation en vient pour les autres. Comment ne pas voir ici un moyen de se prémunir contre les tous les fanatismes religieux (judaïsme compris), qui érigent le sens littéral de leur Livre comme la seule vérité ? Marc-Alain Ouaknin fait un incessant aller-retour entre analyse talmudique, philosophie, métaphysique e en filigrane l'état de notre monde contemporain, mettant l'Interprétation au centre au sens de sa réflexion, dans un récit suffisamment complexe pour que son interprétation ouvre des portes infinies, à l'image du Livre qui en est le sujet principal.

Je propose de conclure par une citation de Marc-Alain Ouaknin qui illustre bien cet aller-retour entre religieux et philosophie, entre le Talmud et le Politique : « Le livre brûlé, c’est-à-dire, maintenant, le fait de brûler le livre, est une mise en scène théâtrale du geste de Moïse brisant les Tables de la loi en apprenant l’existence du veau d’or. La brisure des Tables n’est pas la destruction de la Loi ; elle est au contraire, le don de la Loi sous la forme de sa brisure. La brisure de la Loi est éminemment positive ; elle signifie le refus de l’idole. Moïse ne transmet pas d’abord la Loi mais sa cassure, son impossibilité à être idole. [...] La parole qui fissure l’écrit, qui brise les Tables et brûle le livre c’est la parole de l’interprétation. »