Les Vies de Bout d'Ficelle
de Collectif

critiqué par Eric Eliès, le 5 avril 2020
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Poésie sociale et engagée, témoignant des souffrances d'une vie devenue lutte pour la survie
Ce petit livre rassemble des textes écrits en 2008, dans le cadre d’un atelier d’écriture, par des personnes accueillies à la maison de solidarité de Gennevilliers (un des refuges de la fondation Abbé Pierre). Petits paragraphes en prose ou poèmes en vers libres, les 41 textes qui composent le recueil sont souvent si bien rédigés qu'ils ont probablement été remis en forme ou retouchés mais, comme le cœur du texte a été écrit par des personnes qui ont vécu les galères dont ils témoignent, on ressent avec acuité le mélange de détresse, de solitude et de colère qui portent chaque texte, sauf dans la partie conclusive qui, constituée de petites variations sur des tableaux de peintres connus (Klimt, Botero, Miro) m'a semblé un peu artificielle, comme une sorte d'exercice de style qui vient affadir le recueil dont la vertu principale est de confronter le lecteur, par le ressenti et non simplement par un discours de dénonciation, à la dureté d'une réalité vécue et inacceptable... Néanmoins, mis à part ce seul point, le recueil est d’une grande force et alterne judicieusement des textes descriptifs, presque froidement factuels sur la vie dans la rue, et des textes emplis de souffle, soulevant l’âme d'un élan d'espoir ou de rage. Le recueil souligne ainsi le clivage entre une réalité sordide et la dignité bafouée des hommes qui y sont englués, comme pris au piège :

La nuit glaciale, dehors à marcher / Et à marcher dans le froid / Et la faim et tu cherches / De parler avec quelqu’un
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Sur la route je vois beaucoup de choses, le monde y passe comme un chien. / J’ai vu un homme ramasser le pain dans la poubelle pour les oiseaux. / (…)
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(…) Je me souviendrai toujours avoir passé la nuit / dans le sous-sol d’un immeuble où j’avais / Pas fermé l’œil à cause des rats qui n’arrêtaient / Pas de faire du bruit, comme s’ils ne voulaient / Pas de moi dans leur chambre / En plus il faisait sombre / Dès que j’allumais ma flamme de briquet / Ils étaient tous là à me regarder droit dans les yeux.

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Mes pensées affluent sans arrêt
Surtout quand un de mes frères
nous a quittés
Dans ce monde de caniveaux
Qu’est-ce qu’elle vaut
Cette vie
Est-ce qu’on mérite d’être
affluer dans ce monde
Savoir que la paix n’existe pas
Savoir que la misère ravage comme une marée
Savoir que la peur ronge nos cerveaux
La guerre, la guerre, y’en a marre
L’amour, l’amour, y’en a plus
Qu’est-ce qu’on a pour être heureux ?
L’argent ?
L’argent ne fait plus rêver
Obliger de se lever tôt
Obliger de souffrir dans son corps
Pour réaliser nos souhaits
Le travail !
Obliger de respecter la ponctualité
Obliger de travailler sous le froid, sous le soleil
Comme un fleuve a besoin
d’un passage pour élargir sa coulée
Afflux
Afflux la mer qui rend plaisir aux animaux marins
Afflux les baleines et leurs chants
Afflux la pluie qui refroidit le visage
Afflux la chaleur au creux de moi

(Mourad Bouregba)


Tous les textes sont signés de leur auteur. Les prénoms / noms traduisent pour la plupart une origine africaine ou maghrébine et, dans plusieurs textes, affleure l’aveu d’un ressentiment envers la froideur de l’administration française, voire le racisme latent de la société française qui se méfie des immigrés. Or, et c’est flagrant dans les textes de ceux qui évoquent la vie dans les camps de réfugiés ou ont fui la guerre dans leur pays, ces immigrés ont le sentiment d’avoir surmonté des épreuves et d’avoir presque « gagné » le droit au respect. Ils ont souffert mille maux pour arriver en France et ressentent comme une injustice le mépris ou l’indifférence qu’ils reçoivent. Il émane de ces textes un courage et une volonté de résistance qui forcent l’admiration car il est certain que peu de personnes « ordinaires », si elles étaient confrontées à cette vie, auraient la force de faire face !

La police nous court après
Tu sais pourquoi ?
Mon visage ne leur convient pas
Je suis venu du bled
Venir en France
Pour espérer d’un avenir dans mon travail
J’ai commencé ici par survivre
Comptant la vie de jour en jour
M’assurer un squat chaque nuit
J’ai pu me trouver du souffle pour rebondir
Autour de moi, j’ai senti le vice me détourner
J’ai traîné tard
J’ai vu que le trottoir la nuit ne portait pas que des gens sains
Mais d’où je viens, j’ai connu pire : attentat, guerre
Je n’osais pas sortir de chez moi, c’était le couvre-feu
Les gens armés de kalachnikovs ne faisaient pas la différence.
La misère chez moi contient le double, le triple
de la misère de ce que je vis en France.

(Brahim Belkir)

Ces textes ont été écrits en 2008, bien avant qu’on ne parle du flux migratoire vers l’Europe provoqué par la guerre en Syrie ou l’effondrement de la Libye. Néanmoins, même vieux d’une dizaine d’années, ils sont très représentatifs de la situation actuelle et soulignent la fracture entre ceux qui jouissent d’une vie établie, voire confortable, dans les pays riches et ceux qui, fuyant des pays en guerre ou en crise, vivent en marge, comme des spectres, dans les limbes de la société et aspirent pourtant à en faire partie. Ils donnent à méditer la leçon de Dostoïevski dans « Humiliés et offensés ». Malheureusement, alors que j'écris ces lignes en avril 2020, il se peut qu'il n'y ait, bientôt, plus de pays dans le monde qui puisse apparaître comme un refuge en temps de crise, qu'elle soit sanitaire ou économique...