Moi, laminaire...
de Aimé Césaire

critiqué par Eric Eliès, le 28 mars 2020
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Le chef d'oeuvre de la maturité
Dans les années 40, Aimé Césaire fit une entrée fracassante en littérature avec « Cahier d’un retour au pays natal », qui le consacra comme une voix majeure de la poésie (proche du surréalisme) et de la négritude dont il fut un porte-parole militant (de même que Léopold Sédar Senghor, avec lequel il partage la singularité d’une double vocation à la fois poétique et politique, car Aimé Césaire fut pendant des décennies le député-maire de Fort de France). Néanmoins, il me semble que l’éclat, presque aveuglant, de cette première œuvre, rejette trop dans l’ombre les recueils de la maturité, dont le chef d’œuvre est sans doute « Moi, laminaire » qui, sans renier la véhémence et la violence du Cahier, la dépasse en fusionnant, dans une langue poétique d’une souplesse stupéfiante, les singularités de l’identité antillaise et la richesse du français, qui n’est pas violenté mais brassé et malaxé pour exprimer la force brute, presque brutale, d’une île luxuriante comme une puissance jaillie entre mer et volcan...

Le recueil, écrit en 1982 (quand Aimé Césaire avait presque 70 ans), est divisé en trois parties d’inégales longueurs, dont la première – la plus importante - donne son titre au recueil. Le vocabulaire, très riche, enracine l’écriture dans la nature antillaise grouillant de plantes, d’animaux et d’insectes (précisément nommés) dont le poète ne veut pas être le chantre mais l’incarnation, comme s’il en était une fugace émanation qui retournera à sa matrice (« je croise mon squelette / qu’une faveur de fourmis manians porte à sa demeure / (tronc de baobab ou contrefort de fromager) »). Le titre, qui confond le "je" du poète et le "moi" de l’algue laminaire, révèle l’intention d’Aimé Césaire : sa poésie en vers libres, même si elle est très littéraire, pleine de verve et de musicalité (jouant souvent de l’assonance), n’est pas affaire d'éloquence, ni même de littérature, mais de dévoilement d'une identité complexe et polymorphe, tissée de tous les liens secrets qui la composent, combinant ("n'existe que le nœud / Nœud sur nœud") les traces humaines et les puissances élémentaires, dont les cyclones et les volcans sont les figures tutélaires :

Les baisers des météorites
le féroce dépoitraillement des volcans à partir
de jeux d’aigle

La poussée des sous-continents arc-boutés
eux aussi aux passions sous-marines

La montagne qui descend ses cavalcades à grand galop
de roches contagieuses

Ma parole capturant des colères
soleils à calculer mon être
natif natal
cyclopes violets des cyclones
m’importe l’insolent tison
silex haut à brûler la nuit
épuisée d’un doute à renaître
la force de regarder demain

L’homme est omniprésent dans cette poésie, en tant qu’individu (avec quelques hommages rendus à Frantz Fanon et à Léon G Damas) mais aussi en tant que maillon d’une histoire qui nous enchaîne aux ancêtres et nous enlise, comme si le temps était une eau stagnante rouillant l’avenir. Et c’est la nature, notamment le souffle du vent, la subtilité d’un regard animal ou la violence rageuse du volcan, qui porte l’espoir d’une secousse salvatrice et irrigue le langage du poète, dont les mots se nourrissent, jusqu’à l’assimilation, d'une colère contenue qui aspire à exploser.

Au pied de volcans bègues / plus tôt que le petit brouillard violet qui monte / de ma fièvre je suis assis au milieu d’une cour / horologue de trois siècles accumulés en fientes / de chauve-souris / sous la fausse espérance de doux gris-gris
(…)
l’avenir étant toujours scellé aux armes de la rouille / et du cachet des cendres / le décompte des décombres n’est jamais terminé.
(…)
Tourbillon de feu / ascidie comme nulle autre pour poussières / de mondes égarés / ayant craché volcan mes entrailles d’eau vive / je reste avec mes pains de mots et mes minerais / secrets.

Mais, au-delà du langage, c’est le corps lui-même du poète qui est décrit comme un prolongement des forces élémentaires, avec une violence parfois languissante, parfois sensuelle mais souvent teintée de violence morbide. La mort et le pourrissement, à l’œuvre dans l’érosion des montagnes (le mot même de « morne » imposant un sentiment de lassitude et de fatigue) et la moiteur torpide de la mangrove, pèsent sur les hommes et suscitent un exutoire dans les rituels vaudous, comme une nécessité de violence reviviscente pour conjurer l’usure et la mollesse des redditions.

Le désespoir n’a pas de nom
une main agite mou le drapeau de toutes les redditions
(…)
On peut très bien survivre mou
en prenant assise sur la vase commensale
L’allure est des forêts
La dodine
celle du balancement des marées

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Les nuits de par ici sont des nuits sans façon
elles sont toujours en papillotes
elles ne sont pas sans force
même si elles sont sans main pour brandir le coutelas
mais force reste à la loi – à l’angoisse
la nuit ici
descend
de grillons en grenouilles
doucement les pieds nus
en bas
un gosier de coq patiente
pour cueillir la giclée
ce n’est pas toujours la cellule de gestion
de la catastrophe
que la journée téméraire fait part de sa propre naissance.

Les deux parties conclusives sont un long poème honorant la mémoire du poète Miguel Angel Asturias (que la mort a rendu à sa vraie identité de volcan et de montagne) et une suite poétique dédiée à Wifredo Lam, figure chamanique (« liseur d’entrailles et de destins violets / récitant de macumbas » (…) « connaisseur du connaître / disperseur de voiles ») au carrefour d’identités multiples et profondément métissées, au plus près des forces élémentaires qui ont façonné le monde avant que ne l’étouffent les « assassins d’aube / la vie-mort / la mort-vie / les souffleteurs de crépuscule ».

en ce temps-là la terre était insermentée
en ce temps-là le cœur du soleil n’explosait pas
(on était très loin de la prétintaille quinteuse qu’on lui connaît depuis)
en ce temps-là les rivières se parfumaient incandescentes
en ce temps-là l’amitié était un gage
pierre d’un soleil qu’on saisissait au bond (…)

Une volonté de forcer – fût-ce par la transgression et le cri – le langage à lui-même devenir incandescent pour retrouver une chaleur de genèse édenique (mais dénuée de toute référence au christianisme) transparaît dans les poèmes évoquant un monde neuf, accouché du « sexe frais du temps » et beau comme une promesse pleine de ferveur aimante et solaire, qui s’avoue dans le dernier vers du recueil :

une nouvelle bonté ne cesse de croître à l’horizon