Bartolomeo in cristu
de Stefanu Cesari

critiqué par Eric Eliès, le 14 mars 2020
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Des poèmes comme des pierres choisies pour bâtir une chapelle où la mémoire se recueille et s'interroge
D’emblée, avant même la lecture, ce petit recueil de poèmes écrits dans une prose bilingue en corse et français, frappe par la singularité de sa mise en page, qui joue à la fois sur la disposition du texte et sur l’omniprésence d’une couleur mêlant le rouge du sang et l’ocre de la terre.

Livre de petit format, comme un livre de prières qu’on emporte avec soi, le recueil est composé de 59 poèmes comme les 59 perles du chapelet et d’un soixantième, aux lettres en blanc sur ocre, qu’on lit à rebours du texte en retournant l’ouvrage en « remontant le cours du récit » comme on remonterait le lit d’une rivière, qui les relie et forme boucle comme la cordelette au cou du chrétien. Le recueil, à petites touches, décrit un itinéraire méditatif autour de la figure d’un saint peint sur les murs d’une chapelle isolée construite pierre à pierre, à main d’homme, quelque part en Corse (mais précisément localisée dans le 60ème poème, par ses coordonnées de longitude et latitude qui entrecroisent la réalité objective et la subjectivité du souvenir). La nature est omniprésente, à la fois sauvage dans son identité méditerranéenne saturée de lumière et de silence (rocailles, ciel et arbres) et profondément humaine, façonnée par un peuple de bergers, pauvres et croyants.

Ce pays entre un arbre vivant et un arbre mort, entre l’amandier en fleur, le bâton prolongé d’un oiseau. Ce pays comme une miniature de cabanes et d’enclos, un pays de pauvres hères. On y naît on y meurt les mères ont une myriade de fils qui courent après leurs pères, c’est ainsi, tout se dresse comme un signe âpre, un pourquoi qui n’est pas une question. Dans ce pays de l’enfance, vite passée. On construit des maisons pour les saints, pour qu’ils ne vieillissent jamais. On plante des bâtons pour la clôture et l’abri, on brûle pour le charbon, on regarde ce qui verdit comme ce qui est juste. Tous les bergers ont des bâtons et des couteaux et la bouche pleine de versets durs qui les blessent.

Plusieurs images récurrentes s’imposent au fil des poèmes, notamment celle du ruissellement de l’eau (qui court invisible comme le sang dans le corps, le souvenir dans la mémoire et la source secrète de la langue qui irrigue la parole), celle de la flamme qui brasille dans la pénombre et celle de l’homme qui passe entre un arbre vivant et un arbre mort. L’écriture de Stefanu Cesari, minutieuse et austère, s’apparente à la sève enclose sous la dureté de l’écorce de l’arbre, qui fleurit en bourgeons porteurs d’une vie future. Il évoque à voix basse, sur un ton de confidence accentué par le recours au « tu », comme si l’auteur identifiait progressivement saint Bartolomeo, dont le martyr fut d’être écorché, le berger corse qui égorge l’agneau (faisant couler le sang sur la blancheur de sa laine) et son lecteur (et j’ai eu l’occasion d’entendre l’auteur lire ses poèmes en public, d’une voix grave et profonde, sans emphase, qui semblait aller directement de la bouche à l’oreille comme s’il lisait pour chacun dans la foule plutôt que pour la foule) la vie qui persiste par la présence d’un visage dans la fresque, la chaleur de la chair sous la main aimante, l’errance du voyageur fatigué et les liens que tissent les mots d’une langue à travers les générations.

Le plus jeune et le plus vieux ont jeté quelques mots dans le feu pour qu’ils durent tout le jour et au-delà, autant qu’un vœu pieux, un secret. Un chemin résolu, la courbe d’une épaule. Quelques mots pour qu’ils brûlent sur le lit de la peau, une tendresse, pour que l’on s’en souvienne, des mots âpres ainsi faits pour veiller, pour tenir la distance. Le plus jeune et le plus vieux ont jeté quelques mots dans le feu, ils ont parlé de toi, parce qu’ils t’avaient vu, comme ils auraient parlé d’un parent éloigné, un lien que la main n’aurait pas oublié ; ils ont parlé de toi comme ils auraient parlé du monde, il paraît qu’il brûle encore, arbre vivant quelque part conforté dans sa jeunesse.

Ce faisant, les poèmes interrogent le sentiment d’identité et d’appartenance à un pays, via le rapport au temps et à la langue. La disposition des textes du recueil n’est pas anodine : page de gauche, en lettres rouges, un texte corse et page de droite, en lettre noires, un texte français qui se répondent mais ne sont pas une fidèle traduction. Je ne comprends pas le corse mais je distingue, entre les textes, des variations et des nuances comme si l’auteur avait voulu simultanément puiser à l’essence des deux langues, traitées sur un même plan d’égalité et de respect. Le recueil n’apparaît pas comme une édition bilingue (texte original et traduction) mais comme une œuvre à deux voix superposées, qui se font écho dans des poèmes doubles. Le recueil, et c’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles il a récolté les principaux prix littéraires corses, devient une sorte de mise en abîme et de caisse de résonance pour l’identité des gens d’un pays, qui est à la fois la Corse et la France. Qui suis-je ? La réponse est inscrite en creux dans les poèmes, qui composent « une maison de papier » où « chacun se rencontrera ». Comment ne pas songer ici à la conception de la poésie selon Yves Bonnefoy, ouvrant son recueil L’arrière-pays par la figure de Plotin en quête du « pays où nul ne serait étranger » ?