Dommage, Tunisie: La dépression démocratique
de Hélé Béji

critiqué par Cyclo, le 28 novembre 2019
(Bordeaux - 78 ans)


La note:  étoiles
Tunisie, révolution ?
Pour comprendre les révolutions arabes et la naissance du jihadisme, et ne pas se tromper d’objet, il est nécessaire de savoir que le "colonialisme portait la vieille intolérance chrétienne qui expliquait qu’il fallait subjuguer, fût-ce par la violence, les peuples idolâtres et primitifs", comme le rappelle Hélé Béji, la grande intellectuelle tunisienne dans son opuscule "Dommage, Tunisie : la dépression démocratique", paru dans la belle collection Tracts chez Gallimard. Et elle ajoute : "La prédication démocratique prend-elle le même chemin ?", celui de l'intolérance, en se demandant si notre manière de vouloir exporter la démocratie (à l’occidentale) par la force n’est pas contre-productive : "Aucune puissance étrangère ne peut apporter la liberté à un pays s’il ne l’a pas conçue par lui-même. Personne ne peut vous forcer à être libre, si vous n’avez pas décidé de le devenir. Être libre par la seule volonté des autres est nouvel esclavage." On ne saurait mieux dire : voir les catastrophes que sont l’Irak, la Lybie, l’Afghanistan, la Syrie, aujourd’hui !

L’auteur note aussi que "la Révolution tunisienne s’est distinguée par le geste souverain de n’avoir pas été précédé d’aucun bombardement « démocratique » au nom de la civilisation", mais est née spontanément. Ceci étant, est-ce suffisant pour qu’une démocratie analogue à la nôtre s’y installe ? Au moins n’a-t-elle pas été imposée de l’extérieur, en apparence, et nous ne sommes pas venus, tels des chevaliers blancs, y proposer (imposer ?) les attributs de la liberté telle que nous la concevons. Et pourtant, qui nous dit que l’ingérence occidentale n’y figure pas, à l’arrière-plan, ce qui explique en partie les succès des partis islamistes. Car rien n’est jamais gagné : Hélé Béji nous lance un appel. "Non, chers Européens, c’est ignorance de soi que de vous croire démocrates depuis la nuit des temps, par nature. Vous pouvez ne pas le rester. Peut-être avez-vous déjà commencé à ne plus l’être" (et j’ai pensé à la manière dont nos gouvernements se prétendant démocratiques répriment à l’intérieur les contestations issues des milieux populaires avec une violence inouïe, et à l’extérieur, remettent vite au pas les gouvernants pourtant élus qui ont l’heur de leur déplaire : au Chili en 1973, ou aujourd’hui même au Venezuela et en Bolivie). Pourtant, la démocratie a mis des décennies à se mettre en place chez nous et ne nous a pas été imposée de l’extérieur.

On peut aboutir à un échec : "Exporter la démocratie par la guerre s’avère le pire fossoyeur de la démocratie elle-même. Mais qui vous dit que ces égarés souhaitaient se plier à votre magistère, fût-ce au nom d’un idéal démocratique qu’ils vivent comme le nouveau dessein de les régenter ? Vous avez détruit des états séculiers en formation, pourquoi vous étonner de voir surgir des états islamiques ?" Elle pointe du doigt les responsabilités des pays occidentaux qui approuvent les pires dictatures quand ça les arrangeait, et quand ça les arrange encore (notamment pour la prédation des ressources minières), et imposent parallèlement, à des autochtones qui n’en peuvent mais, un mode de vie privé de signification. Et nous voilà tout étonnés de voir naître des mouvements imprévus tels que le jihadisme : "c’est la destruction des traditions qui enfante des types humains dénués de toute affection envers le prochain, et prêts à faire fi du simple devoir humain, familial, social. Ils vivent dans ce no man’s land d’atomisation urbaine où ils ont grandi, qui les décharge de tout sentiment d’attache et de compassion".

Car, si la démocratie telle que la nôtre ne naît pas spontanément, la destruction outrancière de cultures et de traditions jugées dépassées entraîne un rejet qui peut être violent : "les crimes jihadistes semblent sortir d’un archaïsme sauvage, ils viennent pourtant d’un monde défait de son trésor passé au profit d’un hyperindividualisme prospérant sur cette ruine". Et le leurre des indépendances a fait long feu : le roi est nu ! "Le pastiche démocratique est devenu une seconde nature. Les prélats des mosquées ont usurpé la langue des silencieux. Les artistes ont surenchéri sur la Révolution avec un cynisme boursouflé. Les menteurs se sont costumés en juges de vérité, les tartuffes en directeurs de conscience, les forbans en gens d’honneur. […] Les femmes élégantes et coiffées ont parlé aux voilées comme à des domestiques. Les singes savants ont roulé des yeux en simulant l’indignation. Les petits marquis ont défendu l’égalité en se gavant de grand privilèges". Et la puissance des armes et de la technologie (d’autant plus que nous les vendons, car business is business) peut se retourner contre nous.

Si encore notre exemple pouvait servir de modèle irréprochable, avec nos démocraties bancales ! "Maintenant, nous sommes face à ce que nous avons engendré, les élites avec leur suffisance, le peuple avec ses idolâtries, les religieux avec leur imposture, les hommes d’affaires avec leur inculture, les intellos avec leur « machine à non-sens » ; les politiques avec leur arrogance ; les philistins des droits de l’homme avec leur hypocrisie ; les universitaires avec leur impuissance ; les juristes avec leur parjure". Et Hélé Béji de rappeler que "tant que la population n’a pas atteint une vie décente, tant qu’elle ne peut se chauffer ni se nourrir correctement, tant qu’elle est mal soignée, maltraitée, trompée, alors […] l’islamisme armé vient nous rappeler que le travail ne fait que commencer et qu’en réalité, nous ne l’avons pas pris à bras le corps, nous l’avons esquivé. […] Dommage [que l'islamisme] soit la seule riposte que nous offrons aux crimes de la démocratie impériale".

Inutile de dire que ce petit livre ne porte guère à l’optimisme, ni sur la nature humaine, ni sur les possibilités de ce que l’auteur appelle la dépression démocratique. "La Révolution [tunisienne] inscrit dans sa modernité l’avènement du religieux en politique. Elle a donné au discours religieux le moyen de se manifester sans craindre la répression. La nation se trouve confrontée à sa négation dans l’offensive de la doctrine islamiste". Bref, les Tunisiens ont du pain sur la planche...

Ajoutons que l'auteur nous oblige à penser que la démocratie est loin d'être inéluctable : "Car une nouvelle religion est née, la religion démocratique. Elle est frappée d’un nouvel interdit : le doute. Être démocrate est un impératif sacré, ne pas l'être une hérésie. il n'y a pas d'athées en démocratie, on est tous ses dévots, tremblant à l’idée que notre Dieu démocrate n’existerait pas". Discutable, mais passionnant et qui donne à penser.