Les yeux bleus du veau / Ardennes, le temps des rêves
de Thierry Radière

critiqué par Débézed, le 4 novembre 2019
(Besançon - 76 ans)


La note:  étoiles
L'art ou du cochon
Grand spécialiste de toutes les formes d’écriture courtes, ou presque, Thierry Radière change de registre en publiant ce roman initiatique que je diviserais en deux époques. La première quand le héros passe le seuil des dix ans, l’âge auquel l’avenir est encore totalement vierge devant lui, l’âge auquel il découvre le monde des adultes, les choses qui l’intéressent, celles qui le passionnent et celles qu’il pense n’aimer jamais. La seconde époque commence, une dizaine d’années plus tard, quand le héros a déjà fait un certain nombre d’expériences, qu’il a déjà connu certains échecs, que ses goûts se sont affinés et qu’il doit opérer des choix qui engageront plus ou moins son avenir.

Thomas, le héros de ce roman, découvre à dix ans quand il séjourne pour les vacances chez son oncle boucher dans un bourg des Ardennes, l’univers de l’artisanat, plus précisément celui de la boucherie-charcuterie. Il aime toucher la viande, sa transformation en produits de charcuterie, la campagne qu’il parcourt en accompagnant son oncle pour les tournées, et ses habitants avec chacun leurs caractéristiques personnelles. Il s’intéresse aussi, plus étrangement, au monde des asticots grouillant dans les poubelles de la boucherie. Symbole de vie et symbole de mort : la vie qui grouille sur la mort. Dix années plus tard, environ, il n’a pas suivi l’exemple de son oncle qu’il a tellement admiré, il a choisi l’art, plus précisément le dessin et la peinture qui le passionnent depuis toujours et pour lesquels il a un véritable talent. Le monde de l’art, comme le monde la littérature, est un univers complexe où le talent ne suffit pas pour réussir, il faut avoir des idées et dénicher ceux qui peuvent les valoriser au bon moment et au bon endroit. Thomas en fait l’expérience et Thierry Radière en profite pour laisser filtrer son avis sur cette épineuse question. Thomas lui devra choisir le chemin qu’il veut parcourir tout au long de sa vie d’adulte…

Je suis aisément rentré dans ce livre, je connais bien l’univers de Thierry Radière, j’ai lu de nombreux ouvrages de sa plume, j’ai grandi moi aussi à la campagne, j’en connais bien les charmes et les problèmes qu’elle pose aujourd’hui à ceux qui veulent vivre du travail de la terre. Et, étonnement, je connais même la région où l’auteur situe son intrigue pour avoir moi aussi passé des vacances dans ce coin des Ardennes. Ainsi, j’ai pu, sans difficultés, me glisser dans la peau des personnages, les comprendre et ressentir toutes les joies et les douleurs qu’ils ont vécues au cours de cette décennie.

Comme je l’ai écrit plus haut, c’est un roman initiatique dans lequel Thierry Radière raconte et analyse toutes les épreuves qu’un jeune Ardennais a dû franchir entre dix et vingt ans, vers les années soixante-dix (l’auteur ne donne pas de date mais j’ai décrypté certains éléments qui me permettent d’avancer celle-ci) pour trouver la voie qu’il a choisie de parcourir tout au long de sa vie professionnelle. Un aperçu sur les difficultés du monde rural à la fin du XX° siècle, une analyse de la construction d’un individu au cours de son adolescence, un regard un peu acide sur le monde de l’art et de la littérature qui m’incite à conclure mon propos avec ces quelques mots de Max Jacob que je viens de lire : « La poésie n’est pas un métier, certes, hélas ! La littérature en est un… Peut-être… A la condition de sacrifier beaucoup au goût du public ». Les auteurs comprendront ce propos et jugeront de l’importance du sacrifice…