Journal intégral - Tome 1 : 1919-1940
de Julien Green

critiqué par Poet75, le 15 octobre 2019
(Paris - 67 ans)


La note:  étoiles
Julien Green se met à nu!
« Les hideux préjugés de la morale bourgeoise, écrivait Green le 25 juin 1931, ont fait de milliers d’êtres comme moi des insoumis de fait, des révoltés, presque des anarchistes. » Julien Green anarchiste !? Oui, dans la mesure où ce qualificatif s’accorde avec un désir immodéré de liberté. Bien plus tard, en 1989, l’écrivain exposait son point de vue dans un petit opuscule, sans doute passé trop inaperçu, portant le titre de Liberté chérie. « Écrire, affirmait-il, c’est n’appartenir à personne, c’est la liberté absolue de l’esprit, c’est être le seul maître de son monde… » Oui, Julien Green était bel et bien un « anarchiste » dans ce sens-là et, de ce fait, c’est une imposture que de lui accoler quelque étiquette que ce soit. Green ne fut évidemment pas l’écrivain catholique que certains auraient aimé qu’il fut (et j’ajouterai : heureusement qu’il ne le fut pas !), mais il ne fut pas davantage un écrivain LGBT, car toutes les tentatives de récupération de son œuvre ne peuvent que se heurter à l’esprit foncièrement rebelle de cet auteur.
Mais qu'en est-il du fameux Journal intégral, enrichi, augmenté de 60% de textes par rapport à ce qui avait été publié du vivant de l’écrivain. C’est dire le travail d’autocensure qu’il avait été forcé d’entreprendre, du fait même de la teneur, du contenu, de ces textes, et non pas par hypocrisie. Au contraire, même si, manifestement, Julien Green fut pris d’hésitations à certains moments de sa vie, ce qui fait que le texte qui nous parvient aujourd’hui est hachuré de parties détruites ou raturées, celui-ci prit néanmoins soin de préserver l’essentiel du Journal de la destruction. Et, sans aucun doute, il souhaitait qu’après sa mort, la totalité de l’œuvre fut publiée et qu’ainsi fut rétablie la vérité, ou plutôt quelque chose de la vérité, de sa vie. Dès le 23 septembre 1931, il se souciait du devenir des pages du Journal, écrivant malicieusement qu’ « il faudrait les confier non pas à un ami (le Ciel me préserve de mes amis !) mais à un ennemi, un homme résolu à déshonorer ma mémoire : il n’en ferait pas sauter une ligne. »
Que contient donc le Journal qui puisse nuire à ce point à sa mémoire ? Eh bien, disons-le tout net, une grande partie des textes non publiés du vivant de Julien Green ne sont rien d’autre que le récit détaillé et raconté au moyen des mots les plus crus de ses nombreuses aventures homosexuelles. Il y en a des pages et des pages car, sur ce plan, dans les années que couvre ce premier volume, l’homme est non seulement insatiable mais il se présente comme un véritable obsédé. On a le sentiment que, pour lui, les pédérastes étaient partout et que, d’une certaine façon, tout homme était plus ou moins pédéraste. Chaque homme (surtout s’il était jeune) semblait être jaugé par Green à l’aune de son attraction sexuelle, comme si rien d’autre ne pouvait compter à ses yeux. Dans la vie de Julien Green, pendant un certain nombre d’années, il n’y avait, apparemment, que deux préoccupations, le travail d’écriture de ses premiers romans et les moyens d’assouvir momentanément son énorme appétit de sexualité. À cela, il convient quand même d’ajouter le lien très particulier qui unissait Julien Green à l’homme qu’il aimait, Robert de Saint Jean, pour qui il ne tarissait pas de mots affectueux. Ce fut le grand amour de Green à cette époque-là, ce qui n’empêcha nullement la multiplicité des aventures avec des garçons de rencontre, parfois avec des prostitués, et parfois dans les lieux les plus sordides. Ce goût, d’ailleurs, fut partagé par les deux hommes, Robert de Saint Jean étant souvent présenté comme un complice de Julien Green sur ce terrain. Je passe les détails.
Alors, me demandera-t-on peut-être, est-ce que j’aime toujours autant Julien Green, maintenant que j’ai connaissance de toutes ces révélations peu ragoûtantes ? Ou encore, comme se le demandait François Huguenin dans l’hebdomadaire La Vie, « fallait-il publier le Journal intégral de Julien Green ? ». Pour moi, c’est sans hésiter un instant que je réponds oui à ces deux questions. Mon oui s’appuie sur la conviction qu’avec la parution de la totalité du Journal, nous avons affaire à un document qui n’a pas son égal (à ma connaissance) et qui, contrairement à ce qu’on pourrait croire après ce que je viens d’en dire, pourrait faire énormément de bien à plus d’un lecteur.
Oh, certes, il ne s’agit pas de mettre un tel livre entre toutes les mains. Mais, pour tous ceux qui, comme Julien Green, sont comme esclaves de leurs propres sens et jamais rassasiés de plaisirs sexuels, ce livre peut être un compagnon extraordinaire, qui leur donnera probablement bien plus de secours que nombre d’ouvrages de spiritualité (sans parler des livres de piété qui sont, pour la plupart d’entre eux, à proscrire, si l’on ne veut pas sombrer dans le désespoir) ! Car ce que je viens d’écrire à propos de Julien Green et de sa sensualité doit aussitôt être complété. Julien Green ne peut être réduit à cet aspect de sa personne et lui-même se rendait bien compte que la lecture de son Journal pouvait prêter à confusion : « Je ne puis m’empêcher de croire, écrivait-il le 21 septembre 1931, que ces pages, si on les lisait, donneraient de moi une idée sinon fausse, du moins fort incomplète, car il y a autre chose dans ma vie que des aventures, il y a l’amour dont les mots ne traduisent ni la force ni la profondeur et qui est au-delà du désir… » Et le 3 juin 1936, alors qu’une transformation a commencé de s’opérer dans la vie de Green : « Si l’on découvrait ce journal, il donnerait de moi une idée fort inexacte, car je n’y mets guère que ma vie extérieure ; ce qui se passe en moi, et qui est en contradiction absolue avec ma vie extérieure, je ne puis en parler, ou j’en parle très mal. »
Julien Green en parlait peut-être très mal, de ce qui se passait en lui, et cependant cela n’est pas totalement absent du Journal. Plus les années s'écoulent, d’ailleurs, et plus cet aspect est présent. Et c’est la raison pour laquelle ce livre, à mes yeux, est incomparable. Si Julien Green n’avait raconté que ses aventures sexuelles, l’ouvrage me serait tombé des mains bien avant de l’avoir terminé. Car, enfin, ce n’est certes pas dans ces récits-là que l’auteur fit la preuve de ses talents d’écrivain. Le vocabulaire en est non seulement très cru, mais aussi très limité, et ces narrations se caractérisent par leur monotonie. Mais le Journal de Julien Green ne se compose pas uniquement d’aventures sexuelles, rassurons-nous si besoin est, il y a autre chose, non seulement les visites de musées, les voyages, les rencontres avec d’autres écrivains, la mésestime envers François Mauriac, les notes nombreuses au sujet de Gide (avec qui, même s’il y a des hauts et des bas, Green noue une véritable amitié), etc., mais il y a aussi la mention, ici et là, du changement intérieur qui s’opère en son auteur. Et c’est ce qui rend le livre, à mon avis, particulièrement précieux, indispensable.
Je crois qu’à ce sujet, on peut distinguer différentes étapes dans la vie de Julien Green. Elles apparaissent de manière assez évidente pour qui fait une lecture soigneuse et attentive des écrits de ce dernier. Au début du Journal, à partir de 1919, on a affaire à un Julien Green encore néophyte, marqué par sa conversion au catholicisme à l’âge de 16 ans. Il y avait chez lui, en ce temps-là, un désir d’absolu qui se concrétisait par une sorte de fanatisme inquiétant et brutal. Malgré quelques notes non dénuées de pertinence, on le devine exalté et l’on est sidéré de lire les textes d’une violence extrême qu’il écrivait contre ceux qu’il appelait les « bourgeois ». Pendant un temps, à cette époque, il se croyait destiné à rejoindre la communauté des moines de l’île de Wight, mais quand il parlait de l’amour de Dieu, c’était à la façon des fanatiques. Probablement était-il très malheureux, car, bien évidemment, il était déjà attiré par les garçons, mais n’osait sans doute pas passer pleinement aux actes.
Viennent ensuite les années de la recherche effrénée et insatiable du plaisir des sens. Julien Green s’était alors totalement éloigné de l’Église Catholique, sans être pour autant athée, car, comme il l’affirme plus tard, le 8 février 1939, « l’idée que Dieu pût ne pas être ne m’a jamais seulement effleuré ». C’est en ces années-là, cependant, jusqu’en 1934, qu’il s’adonna avec le plus de voracité aux plaisirs de la chair, décrivant sans détour chaque rencontre au moyen des termes les plus hardis. Cette préoccupation était alors omniprésente, sauf peut-être quand il travaillait à la rédaction de ses premiers romans. Cependant, même en ces années-là, se laissait entrevoir, par moments, un autre désir. Ainsi, le 28 octobre 1933 : « Je ne puis que me tourner vers Dieu, écrivait-il. Mais qu’est-ce que cela veut dire ? Quel est le Dieu auquel je crois ? »
Cette recherche de Dieu, ou du divin, se précise à partir de 1934 et, tout particulièrement, à la suite d’un évènement qu’on peut peut-être qualifier de mystique, évènement que Julien Green relata le 24 novembre de cette année-là : « L’autre soir, par un mouvement soudain, inexplicable, et comme si j’avais été poussé en avant, je suis tombé à genoux devant la fenêtre. (…) Quelqu’un (…) s’est tenu derrière moi pendant près d’une minute. » Quelque chose alors changea progressivement en lui, ce qui ne signifie pas que Julien Green mit fin à ses aventures d’ordre sexuel. Cependant, comme il l’affirma à de nombreuses reprises, l’envie n’était plus la même. « Il y a en moi quelque chose qui s’est retiré de la passion charnelle, écrivait-il le 12 juillet 1935. Le goût, l’envie n’y sont plus comme autrefois, et la curiosité tant de fois satisfaite s’apaise enfin. » Même s’il se laissait encore volontiers séduire par les garçons qu’il rencontrait, même s’il s’adonnait toujours, dès que l’occasion se présentait, aux plaisirs de la chair, l’homme intérieur se transformait. « La transformation intérieure s’accomplit même sous les dehors d’une vie qui paraît ne pas se modifier » (28 juillet 1937). En lui, au profond de son être, la soif de Dieu ne cessait de grandir. Son cheminement de foi, Julien Green l’effectua par le biais de moyens divers et parfois surprenants, d’abord par la lecture des œuvres d’Ernest Renan, puis par un intérêt passager pour la théosophie, ensuite par une étude ardente du bouddhisme et de l’hindouisme, et enfin par l’exploration de la Bible qu’il était résolu à ne lire qu’en hébreu afin d’être au plus près du texte.
Le Julien Green de la fin des années 30 retrouvait donc, petit à petit, quelque chose de la ferveur religieuse qui était la sienne après sa conversion au catholicisme, quand il était un adolescent puis un tout jeune homme. Mais, en vérité, Julien Green n’était plus le même homme et le Dieu qu’il entrevoyait était sans doute très différent de celui auquel croyait, bien des années plus tôt, le jeune fanatique qui pensait être appelé à la vie monastique sur l’île de Wight. La violence qu’il exprimait en ce temps-là avait laissé place au rejet de toute brutalité et à l’affirmation claire et répétée de convictions pacifistes, y compris même lorsque s’affirmèrent puis se concrétisèrent les intentions guerrières de l’Allemagne d’Hitler ; « Rien au monde ne justifie l’assassinat de qui que ce soit », écrivait-il le 12 septembre 1935. Sur le plan de la foi et de la connaissance de Dieu, il distinguait de mieux en mieux le visage de celui qu’il nomma, dans un des derniers volumes du Journal publié de son vivant, « le grand Pardonneur ».
Pour tout résumer en une phrase, on peut dire, me semble-t-il, que Julien Green partit d’une religion de la rigueur et de la peur pour parvenir jusqu’à une religion fondée sur l’amour, qu’il partit d’un Dieu devant qui il fallait trembler pour parvenir jusqu’à un Dieu de miséricorde, et que ce chemin se fit en passant par une frénésie immodérée des passions charnelles. Et qui sait s’il ne lui fallait pas précisément passer par ce chemin-là pour arriver jusqu’au Christ perçu comme étant le « grand Pardonneur » ? La lecture d’un sermon de Bossuet lui fit écrire le 3 février 1939 : «… je lis avec tristesse que « les méchants gémiront à jamais dans une captivité insupportable. » Des phrases pareilles éloignent de la cause qu’elles voudraient défendre. Comme si, bons et méchants, nous n’étions pas tous les enfants de Dieu. » Le Dieu qu’entrevoyait d’ores et déjà Julien Green et qu’il ne cessa plus de rechercher, malgré les tourments de la chair, ce Dieu n’est pas le Dieu de Bossuet qui envoie les méchants en enfer, c’est le Dieu qui aime tous ses enfants et qui va jusqu’à affirmer une dilection particulière pour ceux qui semblent les plus éloignés de lui.