Armance
de Stendhal

critiqué par Gregory mion, le 12 octobre 2019
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Ni avec toi, ni sans toi.
Bien qu’il ne soit pas le texte le plus connu de Stendhal, Armance, par son allure compendieuse et son style naturellement étourdissant, tient fièrement sa place dans l’œuvre de celui que l’on pourrait aussi appeler Henry Brulard. On y rencontre un jeune homme de vingt ans, Octave de Malivert, âme sombre et misanthrope pour laquelle toute idée du bonheur semble étrangère. Il y a tant de glace dans le tempérament d’Octave qu’il s’est même fait le serment de ne jamais aimer, terrorisé, peut-être, de vivre l’aventure du cœur et de quitter le confort tout relatif d’une citadelle de l’esprit. Il appartient à ces hommes qui redoutent d’êtres aimés et qui prennent la fuite aussitôt qu’une femme s’engage sur le terrain des amours durables. On peut du reste comprendre la préférence d’Octave pour l’indépendance, le temps long et les livres, autant de choses qu’une femme est susceptible de bouleverser à cause d’exigences parfois un peu sottes, et la vie de salon qui rythme le roman n’est pas sans nous brosser le portrait de quelques pintades dont il vaut mieux se tenir éloigné si l’on désire conserver un tant soit peu de dignité intellectuelle. Mais pire encore que la sottise, la vénalité d’une femme aggrave des tableaux psychologiques parfois franchement désespérants. La plume de Stendhal ne manque pas de critiquer ces poulettes ambitieuses dès lors qu’un hasard favorable transforme Octave en détenteur d’une fortune colossale. L’argent, immédiatement, abolit la réputation de mélancolie qui jusqu’ici accablait Octave, le hissant soudainement sur les tréteaux de la joie de vivre et des meilleures promesses de mariage. On le regarde dans tous les salons comme l’homme du moment, le gendre idéal, alors que, hier encore, il n’était qu’un pauvre ermite isolé dans ses ténébreuses spéculations philosophiques, faisant le souci de sa mère et la consternation de sa famille. Par ailleurs, en lucide témoin de sa nouvelle popularité, Octave sent son dégoût de l’humanité augmenter, incapable de donner le change dans une société où tout se fait pour de l’argent et des réputations. Néanmoins, entre les vagues d’hypocrisie et les torrents de servilité, sa cousine Armance de Zohiloff le trouble, car elle aussi, visiblement, paraît anachronique au milieu de ces froufroutements de vieilles mamans devenues entremetteuses pour leurs filles nubiles et pompeuses.

S’ensuit un subtil jeu d’attractions et de répulsions entre Armance et Octave. Quand l’amour fait bondir le cœur de l’un, le doute stupéfie le cœur de l’autre, et les émois passent d’une âme à une autre avec la cadence véridique des affections puissantes, laissant chaque fois chez le garçon ou chez la fille une empreinte amoureuse qu’il est impossible de faire disparaître. Or dans ces sociétés du mensonge et de l’imposture, l’amour qui naît indépendamment des combines et des manœuvres parentales doit s’embarrasser de chemins scabreux pour se réaliser, Octave et Armance n’étant point à égalité de finances, ce qui constitue déjà un obstacle de poids. Dans le contexte de ces mœurs auxquelles Octave et Armance appartiennent, deux cœurs qui s’aiment en vérité valent moins que deux états de richesse opposés qui n’ont de valeur que dans les têtes hallucinées par l’affabulation des possessions. Il faudrait ainsi que l’amour cède à la logique des économies. Et lorsqu’il y a suffisamment de rébellion pour que l’amour transcende les contrastes matériels, la jalousie de quelques-uns prend le train en marche afin de saboter ce que des affaires d’argent n’ont pas réussi à détruire. C’est tout cela que les intrépides Octave et Armance doivent affronter : les bêtises de l’établissement, les nécessités de la clandestinité, les indécisions dues à deux âmes qui doutent d’elles-mêmes en raison d’un milieu qui les a éduquées pour les insensibiliser aux amours instinctives, puis les ressentiments et les rivalités de ceux qui ont deviné l’attraction énorme derrière une répulsion de plus en plus cabotine. On découvrira dans cette perspective le personnage du chevalier de Bonnivet, ridicule petit intrigant, commis parmi les commis, de surcroît gonflé d’un genre d’intégrisme religieux qui sent le minable curé de village prêt à tout pour briser les amours terrestres en prétextant un amour du Seigneur beaucoup plus seyant. On ne connaît que trop ces boucs à la verge dilettante, manipulateurs et concupiscents, irrévocablement destinés à détourner toutes les Armance du monde de tous les Octave du même monde.

Il n’empêche que la beauté de ce roman provient moins de tout ce que les amants secrets doivent traverser comme épreuves pour parvenir à s’avouer l’inavouable, les quelques mots réservés aux privilégiés du cœur, que de leur incapacité à se rejoindre vraiment au-delà des mots et des postures. Trop loin ils sont malheureux, trop proches ils sont sidérés par l’éclat de leur amour, semblables aux porcs-épics de Schopenhauer qui luttent pour trouver la bonne distance. On pense donc à ce qui existe de plus intense en amour, à ce degré de sentiment qui porte à la consumation réciproque et à l’impossibilité de vivre ici-bas ce que la Terre de toute façon ne peut contenir, et l’on se souvient opportunément de la narratrice Mme. Jouve dans La femme d’à côté de François Truffaut, résumant d’une éloquente formule le destin de deux amants qui s’aimaient autant qu’Octave et Armance : « Ni avec toi, ni sans toi. » Sans aucun doute le dénouement proposé par Stendhal dit quelque chose de ce que François Truffaut a filmé, à ceci près que les deux amoureux ne meurent pas… à moins qu’il ne faille considérer qu’un engagement définitif au couvent est une mort certaine (ce que l’on admettra volontiers).