Voyage ordinaire en Sévétie
de Clotilde Escalle

critiqué par Gregory mion, le 13 juillet 2019
( - 41 ans)


La note:  étoiles
Il est temps de tuer le veau gras de l'inertie.
Le Voyage ordinaire en Sévétie de Clotilde Escalle se présente comme le monologue d’une femme qui procède à la conjuration de toutes les pétrifications de la vie, ou, pour le dire autrement, comme une apologie du mouvement et une réprobation de l’inertie. Ainsi le texte prend l’allure transparente d’un flux de conscience, directement inspiré du personnage de Molly Bloom dans l’Ulysse de Joyce, et indirectement illuminé par tous les autres grands manieurs des langues torrentielles, porte-paroles des grammaires scabreuses issues de personnages aux psychismes aberrants (tel Faulkner, cité par Clotilde Escalle, ou tel encore Gaddis, auquel on pense eu égard au monologue tourmenté qu’il propose dans Agonie d’agapè). Il faut alors prendre à la lettre la raison d’être de cette « Sévétie » fantasmagorique : c’est un « paysage mouvant », un pays de turbulences primitives, un lieu racinaire où la réalité est susceptible de bourgeonner dans tous les sens possibles, à l’inverse d’une réalité bourgeoise qui ressemblerait à un jardin trop bien apprêté. La « Sévétie » de Juliette, le personnage de Clotilde Escalle, c’est aussi, par hypothèse, le souvenir des seventies, la remémoration rêvée d’une décennie où les libertés n’étaient pas encore entrées dans une logique de la sécurité. Dans le fond, les mots de Juliette, ce sont les mots d’un état de nature qui désire reporter sine die toute espèce d’inutile contrat social : nous nous entendrions tellement mieux dans les régions archaïques de la proto-civilisation, là où l’on danse et où l’on ose quelques furies dionysiaques, plutôt que dans l’aboutissement d’une froide concorde politique, dirigée par quelques personnalités sordidement apolliniennes. Tout en elle est insurgé de perceptions régressives, tentées par le retour à une Ithaque originelle, furieusement inadaptées aux discutables vertus du progrès. Ce n’est pas le monde des robots que veut Juliette – ce qu’elle veut, ardemment, c’est le démantèlement des machines, l’écroulement des paroles toutes faites. Il y a indubitablement dans cette femme révoltée une enfant qui regrette la foi qu’elle a pu accorder à l’univers géométrique des adultes, à savoir la vie maritale légiférée par les petites morales, le poids d’être une mère dans un monde qui manque cruellement d’esprit de finesse, la succession des conventions et tant d’autres corsets qui fondent les arrières-mondes où l’on ne vit qu’en fonction d’une dramaturgie grégaire. À l’opposé de ces fictions utiles et paralysantes, Juliette impose la voix retentissante du réel, le langage étranger à toute simplification des choses, peut-être un langage prophétique, une déclamation qui transporte en elle la bacchanale du chaos afin d’accoucher sous nos yeux d’une « étoile dansante » (Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra).

Les conditions de cet état d’esprit engendrent nécessairement des moments a-grammaticaux. La ponctuation n’est pas celle du langage organisé de la société quotidienne, mais elle est plutôt empruntée à l’instinct de la nature omni-créatrice ou aux facultés insaisissables de la production onirique. D’ailleurs, pour départager l’usage de ces deux manifestations linguistiques, on se situe ici davantage dans le registre d’une spatialité et d’une temporalité floutées par la prévalence du rêve, la nature étant d’une certaine manière la ligne de fuite de ces tableaux surréalistes, la destination sous-entendue après que l’on a mesuré l’insuffisance des matériaux urbains (d’où les réminiscences intempestives de l’Afrique et de la Provence, telles deux voies d’accès qui se méritent, deux embarcations pour une Cythère de la vérité chaotique). Parfois la parole de Juliette s’apparente aussi à une poésie sous influence, proche des expériences effectuées par Michaux avec la mescaline, une substance qui permet d’une part d’abandonner le principe d’identité (A= A) et, d’autre part, les apories de la représentation (un objet arraché à la multitude dansante se présente figé pour un sujet). Par ce biais hallucinatoire, Michaux pénètre dans le sanctuaire mouvementé où les mondes s’initient à l’existence, où les dieux ont l’air de brasser une matière initiatique en attente de mise en forme. Il en retire une extraordinaire Connaissance par les gouffres, au même titre que Juliette nous délivre des rapports limités de la surface pour nous introduire à la frénésie des souterrains où tout se joue, dans des endroits bien plus profonds et approfondis que les précipices infernaux de Dante ou les ténèbres visitées par Ulysse. L’odyssée houleuse de Juliette, en outre, n’est pas une poésie qui va de l’avant, qui suit un ordre précis de composition ou qui tiendrait la main classique d’un Virgile ou d’un Homère. Tout à l’inverse, il s’agit d’une poésie multidirectionnelle, sans motif identifiable dans le tapis, relative à une sorte de décohérence quantique, voire d’une poésie qui ne se prétend nullement poésie, enracinée dans sa propre certitude du chaos mouvant. À cet égard, elle postule la supériorité de l’immanence sur la transcendance : Juliette n’est pas dépendante d’un dieu surplombant qui supervise rigoureusement la Création, ni fétichiste d’un Verbe donné, elle est radicalement un mode de donation de ce qui est toujours en train de se donner, une interprète de la nature infinie qui nous enveloppe, comme si elle était la courroie de transmission des plus intimes territoires de l’univers.

On comprend dès lors cette sublime attente : le « retour de l’Improbable », le revival de la surprise, de l’étonnement, autant d’émotions licenciées de nos cultures médusées dans l’uniformité. Contre les mots d’ordre qui veulent mater le mouvement, contre la législation de l’immobilité, Juliette incarne une Pénélope affranchie d’Ulysse, une Pénélope qui trouve son bonheur en tissant et en détissant constamment la trame de son existence, à rebours des vies ajustées dans les nouvelles ascèses du capitalisme et que Max Weber avait superbement caractérisées. Elle possède l’orgueil des profanateurs de sépultures, la belle outrecuidance d’une femme qui ne croit pas aux funérailles de l’essentiel, aussi la voit-on marcher sur les nécropoles dans lesquelles nous avons enterré tout ce qui était au principe des meilleurs dynamismes, telle une allégorie de la Liberté guidant le Peuple, ceci afin de détruire la monumentalité encombrante de nos renoncements. Son dessein est d’exhumer les reliques d’un langage tragiquement oublié, d’en finir avec les « ci-gît » fatalistes, en quoi nous postulons que Juliette s’exprime dans ce que Jaime Semprun appelait une « archéolangue », par contraste avec les langages mous, ces discours sédatifs, et surtout par hostilité à toutes les novlangues destructrices de la vitalité. Révulsée par la lourdeur des langues qui n’ont rien à dire et qui pourtant se précipitent pour le dire (cf. la fin du texte où les informations continuellement déversées sont condamnées), dégoûtée par l’inintelligibilité arrogante des paroles de l’actualité, Juliette nourrit l’espérance d’une existence vouée à l’inactualité d’un continuum chaotique. Cela explique cette vision à la fois drôle et cauchemardesque d’un Jacques Chirac extravagué, présence susceptible d’être dévergondée par le libre arbitre du rêve, mais, tout de même, présence menaçante qui pourrait « mettre de l’ordre dans la Sévétie ». Ce Chirac-là, nul doute de sa valeur diégétique : c’est le monstre d’immobilisme qu’il a été durant sa vie politique, c’est le paradigme d’un despotisme ramolli, la figure tutélaire qu’il conviendrait de mettre en terre à la place du langage qu’il n’a jamais su parler – ni en public, ni en privé.