La tragédie brune
de Thomas Cadène (Scénario), Christophe Gaultier (Dessin)

critiqué par Eric Eliès, le 16 juin 2019
( - 49 ans)


La note:  étoiles
Une plongée glaçante dans l'Allemagne des années 30
« La tragédie brune » est la mise en images d'un reportage de Xavier de Hauteclocque, journaliste français qui effectua plusieurs voyages en Allemagne dans les années 30 et fut l’observateur lucide de l’évolution de la société et de la montée de l’hitlérisme. La bande dessinée est suivie d’extraits du livre publié en 1934 au retour de l’auteur en France. Ce fut le dernier ouvrage de Xavier de Hauteclocque, qui fut empoisonné l'année suivante lors d’un séjour en Allemagne, car ses reportages avaient fini par irriter les autorités nazies.

Dès son arrivée à Berlin, l’auteur comprend que les choses ont changé depuis son dernier voyage qui remontait pourtant à quelques mois seulement. Les rues semblent avoir été nettoyées : on ne trouve plus de mendiants ou de prostituées dans les rues. En fait, tous ont été raflés et déportés dans des camps de travail à la campagne. Depuis sa prise de pouvoir, Hitler ne perd pas de temps et le parti nazi a infiltré toute la population (associations de quartiers, écoles, etc.). L’auteur cherche vainement à renouer contact avec ses relations et ses connaissances. En fait, même ses anciens amis se méfient de lui et refusent de lui parler (ou alors uniquement en secret) car tout le monde est épié et redoute la police. Certains se sont même laissé gagner par la propagande du régime. Au début (comme, par exemple, un professeur qui s’était auparavant adressé à Hauteclocque pour des projets de publication en France d’articles qui critiquaient le culte de l’aryanisme), ils n’ont adhéré que par contrainte (pour éviter les représailles sur leur famille, pour garder leur emploi, etc.) mais, peu à peu, ont fini par épouser les idées nazies et se persuader qu’Hitler est l’homme de la situation… L’auteur, qui écoute à la radio les discours du führer, constate avec effroi l’efficacité d’un endoctrinement systématique des esprits voué à préparer la prochaine guerre pour faire triompher la suprématie allemande.

La bande dessinée est glaçante par la sobriété de la narration et des images (dessin, couleurs) ainsi que par l’alternance entre le dévoilement explicite de la violence quotidienne, d’autant plus terrible qu’elle est totalement arbitraire, et les ellipses, qui font aussi écho à la « volonté » de nombreux Allemands ne pas voir l’inexorable engrenage qui les broie. Hitler asservit la nation allemande à son désir de vengeance, éliminant tous ses opposants et désignant ses boucs émissaires, et la prépare à la guerre. En 1935, l’existence des camps de concentration est connue (l'auteur se rend même à Dachau pour voir le camp qui y a été construit) et on sait qu’on y meure plus que de raison… A cette époque, l’oppression, telle qu’elle est ici présentée, cible les opposants, notamment les socialistes, les communistes et l’église catholique. Il est avéré que, dès les années 30, l’Allemagne avait initié une politique d’élimination des « inutiles » (les handicapés, les malades mentaux, les vieillards, etc.) mais elle n’est pas ici évoquée. En revanche, les juifs (qui dans le récit tentent tous de faire profil bas et de se faire le plus discret possible) sont victimes d’humiliations et de brimades quotidiennes mais ne sont pas encore spoliés et déportés.

A son retour en France, l’auteur a le sentiment d’une immense bouffée d’oxygène. Le côté « débraillé » des Français lui paraît presque salutaire et, en tout cas, infiniment préférable à la mécanisation de la pensée en Allemagne. En revanche, il s’inquiète de notre aveuglement sur la réalité de l’hitlérisme et sur l’imminence d’une nouvelle guerre… Le récit s’achève par un épilogue évoquant l’empoisonnement de l’auteur, représenté sur son lit de mort.

Au final, cette bande dessinée est passionnante et constitue un excellent moyen d’initier un public adolescent à la réalité des années 30. Elle laisse aussi une impression de malaise car le texte de Hauteclocque, dont de larges extraits sont donnés à la fin du livre, démontre à l’évidence que tous les signes annonciateurs de la seconde guerre mondiale avaient été perçus et que le conflit résulte aussi de notre passivité face à la montée de l’hitlérisme. En ce sens, le texte témoigne aussi pour notre époque, qui contient les germes de nombreuses crises dont nous tardons à prendre la mesure…

Nota : j'ai mis l'album dans la catégorie "aventures/thriller" en raison de la tension perceptible dans le récit mais, pour éviter tout malentendu, il n'y a aucune histoire. Il s'agit juste de la mise en images du témoignage d'un grand reporter qui cherche à représenter et donner à voir les réalités de l'Allemagne hitlérienne en 1934.