Rythmes
de Andrée Chedid

critiqué par Septularisen, le 9 mai 2019
(Luxembourg - 56 ans)


La note:  étoiles
«Et de la souche de toute vie tu devins Toi unique au monde face à l’éphémère défi».
«Nuages»

Les nuages frôlent
Falaises et crêtes
Courtisent les vallées
Tracent sur plan d'azur
De brèves et blanches écritures
Détissées par le temps

Face aux montagnes
Qui surplombent nos saisons passagères
Nous sommes ces nuages
Entre gouffres et sommet.

Voici un bien étrange recueil de poésie, puisque composé à plus de 80 ans, il est également le dernier paru du vivant de son auteur, Andrée CHEDID (1920-2011). «Rythmes» n’a toutefois rien d’un «testament littéraire», bien au contraire c’est plutôt une ode à la vie ! Une sorte d’atlas du temps qui passe… Divisé en sept parties, «Rythmes» se présente donc comme une sorte de «galerie de l’évolution», qui va du Big Bang de la genèse de l’univers jusqu’à la cosmologie, en passant par l’apparition de l’homme sur terre, l’acquisition de la parole et du langage, la création des villes…

«Descriptif : vue sur Paris»

L'oiseau dispute le ciel
Aux nuages du Levant

Selon l'heure
L'horizon se précise
Et s'emmitoufle de songes

L'œil patine sur les toits
La main palpe la pierraille
Paris happe ombres et clartés

Au couchant les rumeurs s'apaisent
Le jour se pacifie
La nuit se déclare et s'impose
Rutilantes coupoles murs étoilés
L'émaillent
L'étendue s'ouvre aux astres

L'espace
Règne.

Les poèmes sont courts, concis, rarement plus d’une page. C’est une poésie toute en douceur et en nuances, qui se laisse approcher, appréhender, domestiquer sans trop de difficulté. En quelques mots une poésie sobre, sincère, sensible, sereine. C’est simple, en apparence du moins, mais beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît, si justement on ne s’arrête pas aux apparences. Il y a en effet plusieurs niveaux, plusieurs degrés de lecture, qu’il faut bien comprendre, bien assimiler, pour en tirer l’essence même.

«L'Allée des Cygnes»

C’est une Allée des Cygnes
D’où les Cygnes sont absents
Semée d’autres oiseaux
Plantée dans la cité
Livrée à ses échos
Sillonnée de passants

Entre les bras de la Seine
Bercée par ses remous
Bordée d’arbres de péniches
Et de mouettes des vents
C’est une Allée des Cygnes
D’où les Cygnes sont absents

Passant plus que fugace
Je songe pas à pas
Au long de l’Allée des Cygnes
D’où les Cygnes sont absents
Au pont Mirabeau si proche
Qu’Apollinaire perpétua.

Les thèmes principaux sont la vie, la mort, l’humanité, la liberté, la générosité, l’amour, la fraternité, la langue, la jeunesse, les voyages, les arbres, les astres, l’exil et l’exil intérieur, les métamorphoses et les métamorphoses de la vie, le temps qui passe irrémédiablement, non seulement dans la vie de tous les jours, non seulement dans la nature et les saisons, mais aussi dans son corps et dans son cœur…

«Le Temps»

Je bouscule le Temps
Pour qu'il se hâte
Oublieuse de ses marques
Sur mon corps déjà piégé

Je défie le temps
Souverain il me toise
Tandis que je m'effrite
Année après année

Je dynamite le temps
Il explose
Je me moque de ses gouffres
J'invente des échappées

J'ai effacé le Temps
Je n'ai plus d'âge
Je suis au présent
Je vise l'inexploré!

L’auteur est lucide, qui voit – sans plainte, ni complainte -, la fin de de sa vie arriver, mais l’affronte sans peurs et sans regrets armée de sa capacité d’étonnement et d’émerveillement et qui décide «d’avancer» malgré tout ! Une sorte de philosophie de la vie. C’est d’ailleurs un des seuls livres autobiographiques de l’auteur. Inutile de dire que je finis complétement sous le charme de tant de beauté et de sensibilité…

Laissons à présent la parole au poète, avec «À part», un poème qui résume à lui tout seul la philosophie d’Andrée CHEDID.

À part le temps
Et ses rouages
À part la terre
En éruptions
À part le ciel
Pétrisseur de nuages
À part l’ennemi
Qui génère l’ennemi

À part le désamour
Qui ronge l’illusion
À part la durée
Qui moisit nos visages

À part les fléaux
À part la tyrannie
À part l’ombre et le crime
Nos batailles nos outrages

Je te célèbre ô Vie
Entre cavités et songes
Intervalle convoité
Entre le vide et le rien.

Andrée CHEDID a été lauréate du Grand Prix de poésie de la Société des gens de lettres en 1990 et Prix Goncourt de la poésie en 2002.