Poèmes et antipoèmes
de Nicanor Parra

critiqué par Septularisen, le 5 mai 2019
(Luxembourg - 56 ans)


La note:  étoiles
«Et que je ne serais plus qu’un homme qui a aimé, un être qui s’est arrêté un instant face à tes lèvres».
«Paysage»

Vous voyez cette jambe humaine qui pend de la lune
Comme un arbre poussant vers le bas
Cette terrible jambe qui flotte dans le vide
Éclairée à peine par le rayon
De la lune et de l’oubli!

Ce fut l’un des plus grands poètes de langue espagnole, et pourtant très peu le connaissent… Nous savons tous ce qu’est la poésie, mais très peu connaissent … L'«Antipoésie». Découvrons donc les deux, le poète chilien Nicanor PARRA (1914-2018 si, si vous avez bien lu! Il a vécu presque 104 ans, comme quoi la poésie ça conserve!), et sa merveilleuse «Antipoésie».

Alors qu’est-ce que l’«Antipoésie»? Alors, tout d’abord, oublions tout de suite la poésie dite «classique»! Et tout de celle des autres grands poètes chiliens du XXe S: Vicente HUIDOBRO (1893-1948) ; Pablo De ROKHA (1895-1968) et les plus connus: Gabriela MISTRAL (1889-1957 Prix Nobel de Littérature 1945, ici sur CL : http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/45812), et bien sûr Pablo NERUDA (1904-1973 Prix Nobel de Littérature 1971, ici sur CL : http://www.critiqueslibres.com/i.php/vauteur/2828)

Disons que pour Nicanor PARRA la poésie doit rendre l’homme plus intelligent, plus lucide. C’est une poésie d’apparence très facile d’accès, mais paradoxale et ironique. Sauvage, malicieuse, lucide, esthétique, sentimentale, légère, colérique, féroce, sarcastique, irrespectueuse, subversive, sont peut-être les mots qui la définissent le mieux. Et un mot comme en mille : Unique!

Pour ce poète la poésie est un «glissement de terrain», une crise, une rupture, un casse-tête! La preuve une de ses plus belles poésies s’intitule ainsi :

« Casse-tête»

Je ne donne à personne le droit.
J’adore un morceau de chiffon.
Je change des tombes de place.

Je change des tombes de place.
Je ne donne à personne le droit.
Je suis un type ridicule
Sous les rayons du soleil,
Moi le fléau des bistrots.
Moi je meurs de rage.

Je n’ai plus aucun recours
Mes propres cheveux m’accusent
Sur un autel d’occasion
Les machines ne pardonnent pas.

Je ris derrière une chaise
Mon visage se remplit de mouches.

C’est moi qui m’exprime mal
Exprime en vue de quoi.

Je bégaye
Du pied je touche une espèce de fœtus.

C’est pour quoi faire, ces estomacs?
Qui a fait ce méli-mélo-là?

Le mieux, c’est de faire l’Indien.
Je dis une chose pour une autre.

Sa poésie est sans concessions, dure, directe. C’est une tentative de reconquête de la réalité quotidienne, en partant du bas! Elle utilise le langage de «l’homme de la rue», de la personne ordinaire, car pour PARRA le poète est un homme comme les autres, qui ne fait qu’exprimer sa sensibilité à travers ses écrits. Il écrit donc sur les rêves, les déceptions (et les déceptions amoureuses en particulier…), les petites joies de la vie de tous les jours, les mensonges et les trahisons, les douleurs et les traumatismes, l’humour, le quotidien d’un homme simple, sa voiture, sa maison, le café du matin, le supermarché, le travail, le parking, les femmes, la violence, le désir, les machines, le bureau de tabac, les vices, les catastrophes…

Bien, laissons à présent la parole au poète! Après tout, vous en connaissez beaucoup vous des poètes qui un jour dans un parc, rencontrant un ange, refusent de lui serrer la main, critiquent son physique, et qui le quittant mort de rire, lui souhaitent de se faire écraser par une voiture, ou par un train?
Moi, je n’en connais qu’un seul…

«Symphonie-berceuse»

Un jour en balade
Dans un parc anglais
Je suis tombé sur
Un angelorum.

Bonjour, il a dit,
Je lui ai répondu,
Lui en castillan,
Mais moi en français.

Dites-moi, (*) don ange,
Comment va monsieur. (*)

Il m’a donné la main,
Je lui ai pris le pied :
Il faut voir, messieurs,
Comme un ange est fait!

C’est fat comme un cygne
Et froid comme un rail,
Gras comme une dinde,
Et laid comme vous.

J’ai eu un peu peur de lui,
Mais j’ai pas filé.

J’ai cherché ses plumes,
Des plumes j’ai trouvé,
Dures comme la dure
Coque d’un poisson.

Une veine que ça n’ait pas
Été Lucifer!

Fâché contre moi,
De son épée d’or
Il m’a fait un revers
Mais je me suis baissé.

Ange plus absurde
Jamais je ne reverrai.

Et moi mort de rire
J’ai dit goodbye, sir,
Poursuivez votre chemin
Et portez-vous bien madame, (**)
Que la voiture vous écrase,
Que le train vous tue.

L’histoire s’arrête là,
Un, deux, trois.

(*) : En français dans le texte original.
(**) : Brutal changement du sexe de l’ange, qui de masculin qu’il était jusque-là, devient féminin.

Je finis ébahi, complétement sous le charme et des étoiles plein les yeux! J’ai bien conscience d’avoir trouvé ici une vraie pépite. Mon seul regret est sans doute de ne pas avoir réussi à vous le faire comprendre dans ma courte recension…
Alors, je n’ai plus qu’une chose à vous dire, et c’est… Si vous ne lisez qu’un livre de poésie cette année…

Rappelons qu’à l’instar de ses deux illustres cadets et poète d’Amérique du Sud comme lui, - l’argentin Juan GELMAN (1930-2014 ici sur CL : http://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/42220) et le mexicain José Emilio PACHECO (1939-2014 Ici sur CL : https://www.critiqueslibres.com/i.php/vcrit/42688) -, Nicanor PARRA a été lauréat du plus important prix littéraire de la littérature espagnole, le prix Cervantès en 2011.

«Questions à l’heure du thé»

Ce monsieur pâle semble
Une figure de cire ;
Il regarde à travers les rideaux déchirés :
Qu’est-ce qui vaut mieux, l’or ou la beauté?
Que vaut-il mieux, le ruisseau qui se meut
Ou le chiendent attaché à la rive?
On entend au loin une cloche
Ouvrir une blessure de plus, ou la fermer :
Quelle est la plus réelle, l’eau de la fontaine
Ou la fille qui se mire en elle?
On ne sait pas, les gens passent leurs
À bâtir des châteaux sur le sable :
Qu’est-ce qui est supérieur, le verre transparent
Ou la main de l’homme qui le crée?
On respire une atmosphère lasse
De cendre, de fumée, de tristesse :
Ce qu’on a vu une fois ne revient plus jamais
Se faire voir le même, disent les feuilles mortes.
Heure du thé, toasts, margarine,
Le tout emballé d’une espèce de brume.