Une Odyssée : Un père, un fils, une épopée
de Daniel Mendelsohn

critiqué par Romur, le 28 avril 2019
(Viroflay - 50 ans)


La note:  étoiles
Relation père-fils
J’ai mis deux fois plus de temps que prévu à lire ce livre… car j’en ai lu deux en parallèle : l’Odyssée de Mendelsohn et celle d’Homère, dont l’auteur nous livre au fil des pages une analyse critique passionnante et dans laquelle je me suis replongé en parallèle.

Étrange construction que ce roman ! Le père de l’auteur, mathématicien à la retraite qui avait abandonné ses études de lettre classique, décide de suivre le cours que donne son fils à l’université sur l’Odyssée d’Homère. Le trimestre fini, Daniel emmène son père faire une croisière en Méditerranée sur les lieux évoqués dans l’épopée. Mais ces différentes expériences sont relatées en parallèles avec comme fil directeur le voyage d’Ulysse, et nous naviguons ainsi entre le cours et les dialogues avec les élèves, la croisière en bateau, l’évocation des souvenirs et la quête que fait Daniel Mendelsohn auprès des membres de sa famille pour en savoir plus sur son père. Tel un Télémaque moderne se rendant auprès de Nestor et Ménélas, Daniel découvre à l’occasion de la croisière, à travers le témoignage de ses oncles mais aussi à travers le regard de ses élèves un autre personnage que celui qu’il croyait connaitre.
Un très beau roman sur la relation père fils, sur la transmission et la filiation, sur la (re)connaissance de l’autre, sur la difficulté d’être à la hauteur de son père ou de l’image qu’on a de lui.
Comme Télémaque 10 étoiles

Daniel Mendelsohn est écrivain (on lui doit, entre autres, Les Disparus, paru en 2006, ouvrage rendant compte de l’enquête, menée par l’auteur, au sujet d’une famille juive de Pologne exterminée par les nazis) et il est professeur de lettres classiques à Bard College (USA). Dans ce nouveau livre, édité en 2017, son talent d’écrivain et son métier d’enseignant à l’université s’associent sous la forme d’un compte-rendu de séminaire. Tout l’ouvrage, en effet, s’articule autour du séminaire de licence qu’il dirigea sur L’Odyssée d’Homère. Or ce qui pourrait être une œuvre à bâiller d’ennui, trop érudite, trop savante, pour le commun des lecteurs, se révèle, au contraire, dès les premières pages, comme un récit des plus passionnants et des plus palpitants, rédigé avec une intelligence et une adresse qui laissent pantois.
Il faut dire qu’à ce séminaire participaient des étudiants souvent avisés, capables de dérouter leur professeur au moyen de remarques inattendues, ce qui donne au texte de Mendelsohn un entrain hautement agréable. Les interrogations, les suggestions, les observations ne manquent pas, et elles sont souvent pertinentes. L’histoire d’Ulysse, que nous nous imaginons connaître sur le bout des doigts, nous autres lecteurs, réserve de multiples surprises, de multiples niveaux de lecture, de multiples interprétations. Nous ne sommes pas au bout de nos surprises ni de nos découvertes. Bien sûr, les propos de l’auteur sont imprégnés de beaucoup d’érudition, mais ce n’est jamais fastidieux, au contraire. Nous sommes comme les étudiants de Mendelsohn, nous nous laissons subjuguer, interroger et surprendre par le récit composé par Homère, et c’est, bien évidemment, passionnant.
Cela suffirait amplement à nous captiver, mais le livre s’enrichit considérablement du fait de la présence d’un des étudiants du séminaire, un étudiant qui n’est autre que Jay Mendelsohn, le propre père du professeur. Alors âgé de 81 ans, celui-ci a en effet souhaité participer au séminaire dirigé par son fils. Ce vieil homme au milieu d’étudiants qui ont tous l’âge d’être ses petits-enfants, voilà qui n’est pas banal. Et, en effet, sa présence ne passe pas inaperçue, d’autant plus qu’il intervient volontiers, chaque fois qu’il peut, en se plaisant malignement à dénigrer, presque systématiquement, le personnage pivot de l’épopée. Pour Jay Mendelsohn, non, décidément, Ulysse n’a rien d’un héros. Un homme qui perd tous ses compagnons au cours de son périple, qui se met à pleurer à la moindre occasion, qui ne peut aboutir à rien sans le secours des dieux, vous parlez d’un héros !
L’un des aspects importants de L’Odyssée, que l’on a tendance à occulter, tant on est obnubilé par les aventures d’Ulysse avec le cyclope et autres aventures prestigieuses, concerne la quête menée par le fils de celui-ci, Télémaque. Sait-on que les premiers chants de l’ouvrage sont entièrement consacrés à ce dernier ? Or Télémaque part à la recherche de son père sans vraiment le connaître, puisque, quand Ulysse a quitté Ithaque pour participer à la guerre de Troie, il n’était qu’un nouveau-né.
L’Odyssée se présente donc, entre autres, comme la recherche, par Télémaque, d’un père méconnu, voire inconnu, qu’il lui faut donc découvrir, quand, enfin, Ulysse étant de retour chez lui, a lieu la rencontre des deux hommes. Daniel Mendelsohn tire parti de ce fait pour indiquer comment, lui aussi, à l’occasion de son séminaire et à la suite de celui-ci, a découvert ou redécouvert son propre père. Bien sûr, la similarité avec Télémaque n’est que partielle. Daniel Mendelsohn, lui, a de nombreux souvenirs de son père, homme rigide, méticuleux, esprit scientifique, rationaliste, qui ne se console pas de n’être jamais allé jusqu’au bout de certaines de ses entreprises, par exemple de son apprentissage du latin. Or sa participation au séminaire sur L’Odyssée, ainsi qu’une croisière que firent de concert le père et le fils, croisière sur les traces d’Ulysse, sont l’occasion de changements de regards. C’est en cela que le livre de Daniel Mendelsohn est le plus émouvant. Car, la vérité, c’est qu’on ne connaît jamais vraiment l’autre, même quand il s’agit de son père. « Combien de visages avait mon père, au fond, me demandai-je ; et lequel était le vrai ? », écrit Daniel Mendelsohn (page 242). Et, plus loin, à la fin de l’ouvrage (page 460) : « Un père fait son fils, avec sa chair et son esprit, puis il le façonne avec ses ambitions et ses rêves, avec sa cruauté et ses échecs, aussi. Mais un fils, même s’il est le fils de son père, ne peut jamais connaître totalement son père, parce que le père le précède ; le père a déjà vécu tellement plus que le fils, que le fils ne pourra jamais rattraper son retard, jamais tout savoir sur lui. » Il y a de quoi s’interroger indéfiniment. Daniel Mendelsohn, qui prenait son père pour un homme uniformément rigide et tellement rigoureux qu’il en était froid et distant, n’en revient pas quand, à l’issue du séminaire, il reçoit des messages des étudiants qui y ont participé et qui, tous, se félicitent de la présence du père de leur professeur, un homme avec qui ils affirment avoir eu des échanges très fructueux ! Daniel Mendelsohn ressemble bel et bien à Télémaque, en fin de compte : il se laisse surprendre par la découverte d’un père dont il ne connaissait que peu de choses.

Poet75 - Paris - 67 ans - 2 mars 2020